Le soleil tape. Joceline a encore deux heures devant elle avant d’aller prendre son tabouret au bar. Elle n’a pas pu rester à la maison, sa copine Julie avait besoin du lit, alors elle a jeté sa robe fourreau, ses hauts talons et ses bas résilles dans un panier avant de déserter la chambre de bonne. Elle a marché, sans but, profitant de ce beau soleil, et la pluie est venue d’un coup, sans prévenir, détrempant sa petite robe à fleurs bleues jusqu’au jupon amidonné ; elle s’abrite sous un porche. Les minutes passent et l’eau dégringole sans la moindre intention de s’arrêter. De toute façon, elle n’a aucune idée de ce qu’elle pourrait faire si la pluie cessait, la chassant de son abri, seule dans un café elle aurait le sentiment d’être au turbin, alors elle regarde l’eau tomber. Un vieux monsieur qui flâne sous la pluie battante – qui flâne sous la pluie battante ?! – s’arrête devant son porche et s’enquiert poliment de sa résistance à l’humidité, sur un ton à la fois comique et distingué qui arrache un sourire à Joceline. Il n’en faut pas plus au vieil homme – il doit au moins avoir 55 ans ! – pour lui faire un brin de causette ; elle n’a rien d’autre à faire, alors elle glousse gentiment à ses bons mots. Il n’est pas vilain, il a même une certaine classe pour qui aiment les vieux croulants. Joceline, quant à elle, n’aime aucun homme ; tout ce qui les intéresse, c’est son derrière, sa mère l’avait prévenue, et aujourd’hui, entraîneuse à même pas vingt ans, elle l’a maintes fois vérifié. Au bar, évidemment, mais pas seulement ; alors ce vieux, là, qui ne doit plus pouvoir faire grand chose, Joceline le considère inoffensif et plutôt distrayant. Au bout de quelques minutes, ils échangent comme s’ils se connaissaient depuis des lustres, la conversation bondit gaiement d’un sujet à l’autre et Joceline se surprend à ne pas vouloir que ça s’arrête ; elle n’a jamais parlé aussi longtemps avec un homme. Il se prénomme Edmond, elle le regarde dans les yeux, le détaille, son costume et sa moustache respirent l’élégance patinée de la vieille aristocratie française, ça la change drôlement des pignoufs qui viennent s’encanailler au bar ; eux, ils faut les écouter déblatérer sur leurs petits problèmes mesquins alors qu’il parle de tout et de rien avec une drôle de légèreté. Puis au détour d’une phrase, il l’invite au cinéma ; tout vieux qu’il soit, elle est persuadée qu’il n’en veut qu’à sa vertu mais la pluie, ça va cinq minutes ; elle n’est plus une vierge effarouchée et il ne doit pas être bien vaillant, ça devrait aller. Mais au fond, là où c’est encore tendre, Joceline espère qu’il continuera de la respecter et de lui parler, comme ça, gratuitement…
Le cinéma permanent, c’est bien pratique pour s’abriter de la pluie à toutes heures du jour ou de la nuit ; il y a une salle, avenue de Clichy, où ils jouent Sueurs froides. Joceline bat des mains comme une gamine, elle qui adore ce grand benêt de James Steward. Edmond lui prend la main et l’entraîne sous les torrents de pluie, ils sautent dans les flaques, rient comme des fous comme s’ils avaient tous les deux vingt ans, d’ailleurs de loin c’est à s’y méprendre.
Mais Edmond reste un gentleman ; il a cette galanterie, cette prévenance incroyable, il porte même son panier, Joceline n’a jamais vécu ça. Avenue de Clichy, il lui donne de quoi prendre sa place, il veut lui acheter des sucreries à la boulangerie, il la rejoindra dans la salle, il n’en a que pour une minute.
Pendant le film, il l’a embrassée et elle s’est laissée faire ; d’abord ce bras passé autour de ses épaules, puis ces regards qui se croisent, ces bouches qui se cherchent et se trouvent. Ce baiser, à la fois très tendre et fougueux, Joceline voudrait qu’il ne s’arrête jamais mais James Stewart a surmonté son vertige et le film prend fin ; une lumière crue inonde la salle quasi déserte et les rides d’Edmond lui sautent au visage. Joceline a un mouvement de recul, puis il fait à nouveau sonner sa voix et le charme envolé l’enveloppe à nouveau. Ses rides, quand il sourit, lui donnent un charme dingue et il n’a d’yeux que pour elle. Le noir se fait et le Petit Mineur lance son pic sur la cible, annonçant les réclames de la nouvelle séance. Joceline est aux anges ; le film va recommencer et avec lui, les baisers d’Edmond…
Personne ne les a vu entrer ensemble dans la salle. James Stewart vient à nouveau de sauver Kim Novak de la noyade et dans la salle plongée dans l’obscurité , il n’y a plus que nos deux amoureux. Alors Edmond, suivant un immuable rituel, dispose soigneusement le corps de Joceline, tête en arrière, le bas résille encore autour du cou, avant de s’éclipser.
Je me suis laissée attrapée… Quelle chute est glaçante !
Merci !