2.

Dès ses premières années d’existence, Henri sentit qu’il n’avait pas de place dans cette famille. La seule explication rationnelle lui semblait celle qu’une cigogne étourdie l’avait déposé dans le mauvais foyer.

Aucun autre choix se proposait, il apprit à survivre au milieu de ce théâtre de conflits. Tel un poilu de la Grande Guerre, il s’inventa une tranchée protectrice entre deux meubles rapprochés et consacra l’essentiel de ses journées à observer ses parents pour prévenir leurs crises et tâcher d’éviter les retombées des combats qui s’en suivaient.

Jusqu’à ses cinq ans, son père fréquenta la maison. Il ne prononçait guère plus d’une phrase par vingt-quatre heures. Il se contentait de faire acte de présence.

Il ne portait pas non plus grand intérêt à Henri. Mais jusque-là, rien de choquant, les maris, à cette époque, participaient peu à l’éducation des enfants en bas âge. À l’évidence, il s’employait à faire comprendre qu’il n’était que de passage.

Renée s’occupait de son intérieur avec une rigueur maladive. En plus de revêtir un horrible caractère, elle était maniaque. Elle entrait dans des rages noires si l’un de ses hommes salissait quoi que ce soit après son ménage. Elle paraissait leur indiquer qu’elle jugeait préférable qu’ils aillent vivre ailleurs.

Elle était beaucoup plus jeune que lui et ne connaissait pas les grandes villes. Elle avait déroulé son enfance dans un coin perdu de Bretagne. Elle découvrait le monde. Sitôt qu’elle le pouvait, elle meublait ses journées libres en courant les magasins et les salons de thé avec sa mère qui n’habitait pas loin.

Elle considérait avoir droit à plus d’égards et accablait son mari de réprimandes. Quelquefois, il perdait patience. Il se mettait à crier à son tour. Il lui reprochait sa pingrerie, son intolérance autant que ses sautes d’humeur. C’est à ces occasions que les chaises ou les couverts entraient en lévitation et traversaient les pièces.

Ces bagarres faisaient venir des larmes à Henri. Elles lui apprirent aussi à développer le don de tomber malade sur commande. Cela détournait le courroux des parents. Le calme revenait pour quelques heures.

La guerre perdura sous leur toit pendant des mois, jusqu’au jour où le père disparut.

De cet instant, sa mère devint belle et attentive à son apparence. Elle s’absentait le soir sans pour autant se soucier du sort de Henri. Elle voulait rencontrer de nouveaux hommes avant que le poids des années la rattrape. Renée était de moins en moins chez elle. Elle passait pour se changer, ou mener Henri à sa grand-mère lorsqu’elle se souvenait que ce gosse nécessitait quelques soins.

Parfois, il la voyait traverser la maison en poussant un garçon vers sa chambre. À ces occasions, des cris et des éclats de voix transperçaient les cloisons, mais à contrario, lorsqu’elle réapparaissait, nul signe de colère sur son visage, bien au contraire. Henri ne chercha pas à comprendre. Il avait d’autres préoccupations. Il devait apprendre à se débrouiller seul.

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