Son départ en Afrique du sud aurait dû avoir lieu le jeudi. Il avait préparé son billet et son instamatic. Le reste n’avait finalement que bien peu d’importance. Il ne faisait pas le voyage pour y faire un défilé de mode. Non lui, ce qui l’intéressait, c’était l’aventure, les grands espaces et surtout, surtout, la photographie.
Alors quand le magazine Géo lui avait laissé entendre que sa photo serait publiée s’il parvenait à prendre le cliché parfait, il s’était imaginé avec passion et enthousiasme que seule la foi comptait. Son billet seconde classe, dans “la bétaillère”, comme il aimait à se le répéter, était pris depuis un mois, et non remboursable. Jamais, non jamais de sa courte mais dense vie, il n’avait été aussi excité par un voyage.
Le jeudi est arrivé. C’était un .. jeudi..
Je me répète, je sais, mais vous verrez que cela a de l’importance.. la plus haute importance. Celle que revêtent parfois ces petites choses anodines qui bouleversent le cours d’une vie.
Un rien , il ne s’est passé qu’un infime détail. Un rien.
Et c’est ce petit rien qui fait qu’il n’a pas pris son vol ce jeudi.
Car le jeudi, c’est le jour où l’on sort la poubelle.
Si l’on oublie, c’est galère… parce que ce n’est qu’une fois par semaine et que du coup tout s’amasse…
Bref, il a zappé la poubelle.
Rien de grave, je sais. Un coup de fil à Isa, la voisine…
Isa ne répond pas. Car le jeudi c’est aussi le jour où Isa, qui ne branche jamais de répondeur pour ne pas se sentir asservie, part au Pilates pour entretenir sa forme et adoucir sa ligne un peu forte depuis quelques semaines.
Un rien..
Evidemment, on se dit que ce n’est pas une pauvre poubelle qui va poser problème. Au pire, il retrouvera à son retour, une armée de cafards, un ou deux rats et quelques larves de mouches à la couleur improbable… dans sa cuisine…
Sauf que , lui, ne se dit pas comme nous.
Lui, en bon scout, ne quitte un lieu qu’en ayant pris soin de laisser la place propre et nette derrière son passage.
Et là, la place n’allait être ni propre, ni nette.
Alors, il est rentré chez lui pour sortir la poubelle, et a pris soin d’y ajouter son billet d’avion non remboursable.
Encore une fois, on se dit que tout cela n’est qu’anecdotique.
Qu’est-ce donc qu’un cliché manqué au regard d’une vie?
Mais c’était sans compter sur la valeur qu’il lui donnait, lui, à ce cliché irrémédiablement manqué…
Comment vous dire… Il n’a plus jamais été le même. Plus de passion, plus d’enthousiasme…
Ce qui n’aurait dû être qu’un battement de cil manqué… est devenu un oeil figé, sec et irrité.
Un oeil ouvert sur le monde est tout.
Un regard brisé sur les choses est terrible.
Son instamatic a fini sa vie… un jeudi.
J’aime beaucoup cette mise en abîme d’un récit dans un autre. Elle pose ici quelques difficultés de concordance des temps, mais en même temps sa magie nous force à concevoir la vie (la nôtre) d’un point de vue atemporel. Cela nous rend indulgents. Le passé est là, aujourd’hui ou demain, avec, aussi, tous [c]ses actes manqués…
J’ai eu le Praktika (appareil allemand, le 7ème sur l’image que vous avez choisie pour illustrer votre texte). Il succédait au Zenit (appareil russe) qui était mon premier 24/36. Ont suivi quelques autres, imaginez…
L’époque et ses technologies ont passé, reste l’acte manqué. Lui n’a pas changé. Avons-nous progressé ?
Merci pour cette lecture. J’espère que vous continuez à prendre des photos !😉
A nos actes manqués ou non, la vie réserve des surprises! comme un cliché jamais pris, à l’heure des choix nous faisons ce qui nous semble le mieux
joli texte