Au début, j’étais un asticot. Elle est belle, la nostalgie du temps d’avant, celui où il me suffisait de me traîner sur un corps, me réfugier sous une peau. Mais la vie réserve bien des surprises. A l’aube de mon enfance, je me sentis pousser des ailes : je devenais caille. Je vagabondais à des distances jamais parcourues jusqu’alors, toisais de haut toutes sortes d’animaux, et picorais sans retenue quelques anciens congénères. Il me suffisait de pousser un cri pour éloigner les volants indésirables. Et j’étais abritée, chaudement serrée à mes semblables. Ce fut l’âge de toutes les tendresses. J’apprenais à roucouler. L’âge mûr apporta son lot de tracasserie. Je pris beaucoup de poids et me découvris une passion pour l’herbe. Ruminante, j’étais faite vache. Puissante et sage, j’avais perdu la fougue d’antan. La philosophie me guettait, et avec elle, la certitude de n’être pas au bout de mes peines. C’était le temps des grands pardons. Je m’allongeais sereine en espérant me réveiller, un jour de plus. Et les jours passaient. Je me levais de plus en plus difficilement. Mon pelage grisonnait et gênait mes yeux noirs. Je pris de la bedaine et perdis ma droiture. Et la mémoire, avec. Comment ne pas être grincheux quand le corps propose la fin à venir. J’étais devenu bourricot, et cela m’indiquait la dernière ligne, car ma famille entière reposait au cimetière des ânes. Je résistais, têtu, jusqu’aux derniers instants. Quand, allongé sur la terre, empêtré dans ma crainte, je lançais quelques ultimes gémissements, j’entendais bourdonner sur mon cadavre quelques mouches, qui heureuses d’un nid douillet où déposer leurs oeufs, prévenaient leurs nombreuses voisines. Dans ma chair grouillèrent bientôt des centaines de larves blanches. Ainsi, de bourricot, je devins asticots.
Bourricot
par Aurore Lacour | Fév 10, 2023 | Algoscopages | 0 commentaires
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