Chapitre 3

« Et tu n’as pas trouvé plus près ? Le Bourget ce n’était pas possible ? A ce rythme là, j’aurais aussi vite fait d’y aller en voiture. »

Je ne laisse pas à Florence le temps de répondre. Déjà j’ai raccroché, et de nouveau mon cœur s’emballe. L’énervement monte jusqu’à mes tempes et la confusion règne dans mon cerveau. J’ai pourtant besoin de calme pour réfléchir, faire abstraction de tout ce qui ne concerne pas l’usine de Grenoble, et construire ma défense. Au point où en sont les choses, je dois être honnête avec moi-même, c’est bien de cela dont il s’agit : me disculper de toute responsabilité dans ce drame, et mettre l’entreprise hors de cause. La sortie de secours qui consisterait à faire plonger d’autres personnes du groupe, n’est pas envisageable. Ce serait ma propre condamnation devant le tribunal des actionnaires.

Il va falloir trouver une autre alternative : jouer avec le temps et retarder l’échéance des explications, pianoter sur le registre de l’émotion, de la compassion pour la famille, les amis, les collègues.

« C’est bien tenté Paul, mais cela ne marchera pas, trouve autre chose ! » Je ne sais pas si cette pensée m’est soufflée par Constance ou par Sophie. Quoiqu’il en soit, elle sonne juste et je ne préparerai pas la soirée comme ça, au feeling ! Je dois reprendre le fil des événements de ces derniers mois, examiner les décisions prises et regarder en face leurs conséquences, à défaut d’en avoir mesuré les risques avant. J’ai incité toute l’équipe à foncer sous prétexte d’urgence et de concurrence ; nous n’avions pas de temps à perdre avec des procédures et délais de réflexion supplémentaires. En fait, je savais bien, que si nous poussions un peu plus loin, ce projet en Hongrie ne verrait jamais le jour.

« J’aime les gens » : j’utilise souvent cette formule lors des entretiens avec mes équipes. Et c’est vrai que je ne cherche pas à nuire à mes collaborateurs. Seulement, ce n’est pas aussi simple qu’il y parait : je gagne ma vie parce que les projets que je mène conduisent à renforcer la puissance financière du groupe. C’est ma mission, et c’est grâce à cela que 2800 personnes dans le monde ont un job pour faire vivre leur famille. La délocalisation d’une partie de la production dans la banlieue de Budapest, les licenciements sur le site de Grenoble, ne sont que le coté pile d’une pièce d’or nécessaire au développement de l’export vers le Japon. Et cette pièce d’or, j’en avais aussi besoin pour satisfaire les demandes de dividendes des actionnaires, et me prouver que je méritais ma place de Directeur Général, que je n’étais pas un imposteur.

Seulement voilà, Moreau a eu la fâcheuse idée de se tirer une balle dans la tête, et je n’avais pas prévu cela dans mon scénario. Je ne voulais pas cela. J’ai pensé globalement, pas au cas par cas. Et plutôt optimiste, n’étant pas personnellement concerné, j’estimais que 75% d’entre eux retrouveraient du travail et que les 25% restants trouveraient bien les moyens de se débrouiller entre les indemnités et la préretraite. Après tout, chaque jour des personnes sont licenciées et c’est ainsi que fonctionne le monde.

La voix de Jérome, le chauffeur, interrompt le fil de mes pensées :

« Monsieur Monfort, nous sommes arrivés à l’aérodrome de Toussus. »

Il place le gyrophare sur la voiture et doucement nous roulons jusqu’au parking où attend le Cessna citation, et son équipage.

Florence a réglé les formalités administratives ; il ne me reste qu’à prendre place dans l’avion. Le compte à rebours a commencé : dans 1 heure environ je serai à Grenoble et devrai avoir une vision « claire, nette et précise » comme me l’a appris mon père, de ce que je dirai à mes différents interlocuteurs.

Dans l’après-midi, le président du conseil d’administration, Christian Lagarde, a cherché à me joindre. J’ai joué, malgré moi et parce que je n’étais pas prêt, la carte de l’embrouille. « Vous savez Christian, il n’est pas certain que ce suicide soit en lien avec l’annonce du plan social. J’ai eu le directeur du site de Grenoble qui me confirmait qu’en effet, Moreau avait été en arrêt maladie à plusieurs reprises ces derniers mois pour dépression … »

En fait, j’ai bien eu Laurent Firmasson en ligne, mais la suite est de la pure improvisation de ma part. J’ai été pris de court, et à mon poste cela s’apparente à de l’incompétence. Conscient de la faille qui pourrait bien s’ouvrir, là sous mes pieds, et m’envoyer à vingt mille lieux sous la terre des puissants du microcosme dans lequel j’évolue depuis une belle dizaine d’années, je n’ai pas jugé utile de répondre aux appels des autres membres du conseil d’administration.

Tout d’abord je dois voir Laurent dès mon arrivée et obtenir de sa part des détails sur la personnalité de Moreau. Je m’aperçois que je ne connais même pas son prénom. Et puis les circonstances du drame, l’ambiance : celle qui régnait après l’annonce du plan social, celle qui préside à l’heure actuelle. J’aurais dû m’occuper de cela dès ce matin, mais j’étais un peu sonné par la nouvelle. Et il fallait aussi que j’aille voir Constance à l’hôpital.

Je note les différents groupes de personnes auxquels je vais devoir m’adresser, et gribouille quelques phrases, ponctuées de compassion, d’incompréhension par rapport à ce geste. Je me mets à la disposition de tous pour les écouter, et promet la mise en place dès le lendemain d’une cellule psychologique de crise. Quant au plan social, il est tout simplement nécessaire pour assurer la pérennité de l’entreprise, et bla, et bla … Là en revanche je connais l’argumentaire par cœur.

L’hôtesse vient débarrasser le plateau repas. Je lève les yeux ; elle est jolie et je ne l’avais pas remarqué. Mais j’ai ce soir autre chose à faire que batifoler. Peut-être sera-t-elle sur le vol du retour, demain matin.

***

Laurent m’attend, les mains dans les poches, le cou rentré dans les épaules, il semble crispé. Nous nous engouffrons dans la voiture et je pars immédiatement à la recherche des éléments qui me font défaut.

« Son prénom ? 

– Ah … Euh, Frank. 

– Age, situation de famille. 

– 37 ans, marié, 3 enfants. Sa femme en fin de congé parental cherche du travail. Elle a postulé chez nous, mais nous n’avons pas de poste pour elle. Et puis tu sais bien, on évite les liens familiaux au sein de l’entreprise. 

– Est-ce qu’il a laissé un mot, quelque chose qui expliquerait son geste ? »

– Pas à ma connaissance. »

– Tu as eu son épouse ? »

– «  Oui et cela s’est mal passé. Elle pleurait, menaçait de porter plainte. Elle m’a dit que nous avions tué son mari, que c’était de notre faute et … »

La voix de Laurent déraille un peu, et il ne finit pas sa phrase. C’est bon, je sais l’essentiel à ce sujet. Il ne reste que quelques minutes avant d’arriver à l’usine.

« Et à l’usine ? »

– Galland, le délégué syndical, a demandé à me voir dans la matinée. Il souhaitait un communiqué officiel de notre part, une journée chômée en mémoire de Moreau pour qu’ils puissent tous assister aux obsèques, et savoir s’il y aurait une enquête. Ils font une réunion demain matin pour décider de la suite des événements. »

– La suite des événements ? Ca veut dire ? 

– En fonction de ce que tu vas leur dire ce soir, ils décideront si ils montent au créneau et mobilisent l’ensemble des salariés pour débrayer. 

– Débrayer parce qu’un de leur collègue s’est suicidé ? 

– Oui, alerter les médias sur ce plan social qui leur semble injuste et qui a poussé Moreau à mettre fin à ses jours.  

– Et tu lui as répondu quoi ? 

– Honnêtement, rien. Je n’étais pas en mesure de gérer cela ce matin. Il faut que je te dise autre chose aussi. Les journalistes sont à la porte de l’usine depuis 10 heures. Nous leur avons interdit l’entrée, mais ils questionnent tous ceux qui rentrent ou sortent. Et là, c’est vraiment hors de contrôle.

La voiture ralentit, et nous contournons l’usine pour éviter l’entrée principale. Peine perdue ; La lumière des flashes éclaire l’intérieur de la voiture, des mains frappent sur les vitres. Nous sommes à l’arrêt.

« Mais avancez bon sang ! 

– Je ne peux pas, il y en a 2 devant. 

– Allez-y, doucement, ils vont se pousser. 

La peur et la colère me submergent. J’expire profondément tout en me demandant si je ne devrais pas ouvrir la vitre, au moins pour préciser que je n’ai rien à dire pour le moment. Mais déjà, nous sommes passés, le portail se referme dernière nous.

***

Galland, le responsable syndical et plusieurs membres de la délégation nous attendent dans la salle de réunion. Sont également présents, le responsable des ressources humaines de l’établissement, le responsable de production et le chef d’équipe de Moreau. Ces trois derniers se lèvent pour me serrer la main, les autres restent assis, silencieux, me toisant de la tête au pied. Je prends place au bout de la table, les regarde les uns après les autres tout en prenant une discrète mais forte inspiration. C’est le rituel nécessaire au changement de posture, je dois maintenant jouer dans un autre registre. Parler plus bas, plus doucement.

« Je suis bouleversé par cet événement dramatique, et par conséquent j’imagine le choc et la peine que vous pouvez ressentir, vous qui côtoyiez Franck quotidiennement. »

Je marque une pause et observe les visages impassibles de mes interlocuteurs.

« Nous ne savons rien pour le moment des raisons de ce geste. Peut-être aurons-nous plus d’éléments dans les jours à venir. Une enquête a été ouverte et nous ferons tout pour faciliter le travail d’investigation. 

– Ah, parce que vous avez besoin d’une enquête pour savoir pourquoi Frank s’est foutu en l’air ? 

La tonalité de la voix est forte, la colère évidente. Bien qu’il soit toujours assis, Galland les mains posées à plat sur la table, s’est avancé vers moi. Je me répète intérieurement que je dois rester calme.

« Mr Galland, j’entends votre colère, mais j’ai besoin de comprendre pourquoi Mr Moreau a eu ce geste désespéré, et disproportionné avec l’annonce du comité d’entreprise hier. Il n’est pas certain que ce soit la cause, tout du moins l’unique raison de son acte ».

– C’est sûr, ça vous arrangerait bien de trouver autre chose. Vous n’en avez rien à foutre qu’il se soit tiré une balle dans la tête, tout ce qui vous intéresse c’est de chercher des prétextes pour vous déculpabiliser. Mais ça ne marchera pas, Monsieur Monfort, c’est vous le responsable, vous et toute la clique là haut ! »

Je conserve le silence et regarde tour à tour les 4 membres de la délégation syndicale. Galland est rouge de colère, en revanche son voisin a les larmes au bord des yeux. Je me dis qu’à défaut de pouvoir leur répondre quelque chose qu’ils puissent entendre, autant les laisser exprimer leur colère et leur peine.

«  Vous n’avez rien d’autre à nous dire Monsieur Monfort ? C’est dommage, parce que pour une fois qu’on vous voit, on aurait pu discuter, faire connaissance … Mais ça forcément ça ne vous intéresse pas trop. Vous avez d’autres relations plus intéressantes, nous ne sommes pas du même monde. Sauf que nous, voyez-vous, c’est quand même pour payer vos voitures, vos maisons, tout ce luxe dans lequel vous vivez qu’on trime au quotidien. Et en remerciement, on a quoi ? Hein, je vous le demande, on a quoi ? Le gel des salaires, la suppression de toutes les primes et 50 de nos camarades dehors avec leurs beaux yeux pour pleurer. Et ça vous étonne, que certains pètent un câble et ne puissent plus supporter toute cette injustice ? A voir les chiffres qui nous été présentés en juin dernier, l’entreprise est loin d’être au bord de la faillite … Alors il est mort pour quelles magouilles Frank ? Vous pouvez nous le dire ça ? 

« Il ne s’agit aucunement de magouilles, Mr Galland. C’est la pérennité du groupe qui est en cause, et vous le savez très bien. Soit on accompagne 50 personnes pour les aider à retrouver un travail ailleurs, et on sauve les autres emplois du site, soit on ferme le site d’ici un an.

– Pipeau tout ça… Vous êtes sûrs que vous avez bien compris ce qui s’est passé ce matin à 5 heures Monsieur Monfort ? 

– Je sais surtout, Monsieur Galland, qu’à l’heure actuelle, nous n’avons aucune certitude que Franck Moreau ait mis fin à ses jours à cause de l’annonce d’hier. Je comprends très bien l’émotion qui règne au sein de l’équipe et l’amalgame qu’elle crée entre ces deux événements. Une cellule psychologique sera mise en place dès demain, dans la journée, pour tous ceux qui le souhaitent.

– C’est ça. Ca va certainement ressusciter Franck et redonner du travail à tout le monde. Je crois qu’on en a assez entendu Monsieur Monfort pour ce soir. »

 Galland et ses deux collègues se lèvent et quittent la salle. La porte claque et s’ensuit un court moment de silence, pesant comme une éternité. Laurent et ses trois collaborateurs me regardent, attendant un retour, une annonce de ma part, quelques mots qui pourraient alléger cette ambiance de fin du monde. Mais je ne trouve pas, je n’ai pas été bon, je n’ai pas su gérer cette réunion. Mais par ailleurs, était-ce vraiment une réunion ? Evidemment non. Et pourtant si, cela en était une.

Je demande à Laurent le numéro de téléphone de Madame Moreau et leur suggère d’un vague mouvement de tête de me laisser seul.

***

Le téléphone dans la main, je me demande s’il ne serait pas plus pertinent que j’aille voir Madame Moreau chez elle. Puis je me souviens de la horde de journalistes barrant toutes les entrées et sorties de l’établissement, et me ravise. J’ai testé mon approche avec les délégués syndicaux et elle n’a pas fonctionné. Néanmoins, je ne trouve pas d’autres alternatives et je compose le numéro de téléphone, un peu comme je me jetterai d’un plongeoir de 10 mètres, tentant le tout pour le tout, sachant d’avance que l’entrée dans l’eau fera beaucoup d’éclaboussures et que le contact sera brutal et extrêmement douloureux.

J’ai à peine terminé de décliner mon identité, qu’un tumulte de cris et de sanglots déchire mes tympans.

« Et vous avez le culot de m’appeler … Parce que vous pensez que vous pouvez comprendre maintenant ? C’était avant qu’il fallait réfléchir. Je ne sais pas ce que nous allons devenir, sans lui, avec les enfants, vous avez détruit notre vie et je vous promets de tout faire pour pourrir la votre ».

Le bip du téléphone retentit comme un silence, elle a raccroché. Je reste là un moment, le téléphone dans la main. Je ne sais pas ce que je ressens, je ne sais pas ce que je pense. Je suis comme en apesanteur, dans le vide, et seul, vraiment seul et sans ressources.

Je sursaute, quelqu’un a frappé à la porte. Laurent entre et me demande si ça va. Je lui réponds que cela s’est mal passé, mais que oui, ça va aller.

Nous discutons de la conduite à tenir envers les journalistes, et je réalise que j’ai vraiment manqué de discernement en venant seul à Grenoble. Les mots de Sophie me reviennent : « comme d’habitude Paul ». Oui comme d’habitude j’ai voulu gérer tout seul, me croyant suffisamment fort, souhaitant préserver les autres membres de l’équipe, et espérant plus ou moins consciemment récolter l’estime et le respect de mes collaborateurs et des actionnaires. En l’occurrence c’est bel et bien raté, et là, à ce moment précis j’aurais besoin du soutien de notre attachée de presse, restée à Paris et avec laquelle je n’ai même pas échangé depuis ce matin.

Je prends conscience que j’ai sous-estimé la gravité et la difficulté de la situation, et que ce n’est pas la peine d’aggraver les choses en communiquant officiellement avec la presse. Je rentrerai demain à la première heure à Paris et convoquerai le comité de gestion de crise. Je me maudis de ne pas l’avoir fait dès ce matin. Que m’arrive-t-il ? Non seulement, un homme s’est foutu en l’air à cause de mes décisions stratégiques, et en plus je fais n’importe quoi, je suis incapable d’assumer les conséquences de mes actes.

Je dis à Laurent que nous communiquerons le lendemain, dès que possible, après consultation du comité de gestion de crise et de l’attachée de presse, et lui demande de me raccompagner à l’hôtel.

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