Payé rubis sur l’ongle, je n’en ai aucune envie. Je ne suis pas un homme honnête. Quand j’étais petit, j’ai volé pour cinq francs de bonbons à la boulangère. Elle le savait, la méchante. Elle me regardait de son œil sadique et malveillant, méprisant. Elle savait, la salope. Elle m’avait détecté et je la détestais.
Alors je suis allé chez l’épicière, dix ans plus tard, et j’ai volé par poignées, des bonbons et des bonbons à ne plus savoir qu’en faire, à en être écœuré. Ventre gonflé, nausées. À en avoir honte. Et honte aussi d’avoir entraîné mes amis.
Je suis malhonnête. J’ai volé et fait voler cette femme pendant des mois. C’était l’hiver ; nos mains froides nous faisaient rire. Nous arrivions à quatre dans l’épicerie. Il y avait des bocaux en verre transparent remplis de bonbons. Énormes et multicolores. « Bonjour Madame. » Je donnais deux francs au bar et nous passions de l’autre côté, dans la pièce épicerie. Nos mains plongeaient pour voler cinq franc, dix francs, vingt francs de bonbons. En réprimant des gloussements. Nous nous trouvions malins. Mais dans le fond, la honte en moi. Véritable. Le regret de voler cette vieille femme ridée.
Elle le savait, la gentille. Elle laissait faire. Je savais aussi qu’elle voyait. Il y avait comme un accord de regard en-dessous. J’étais entre deux feux. Continuer ou arrêter ? Je continuais.
À la même époque, en solo, j’ai volé des pièces de jeu de construction au magasin de jouet. J’étais passionné de mécano, mais ça, c’était moins discret. Un grand magasin qui vendait des morceaux de métal à la pièce, disposés dans un grand bac, en vrac. J’arrivais façon observateur curieux, et je volais façon petit miteux envieux. J’étais curieux, j’étais mal aussi, fâché encore et surtout jaloux d’avoir. Avoir pour avoir. Ou… avoir de quoi m’occuper pour ne pas à voir le vide en moi.
Je rentrais dans ma chambre bleu pâle moche, au deuxième étage et j’étalais mes découvertes. Je les bricolais, cela remplissait mes heures et satisfaisait mon ego de savoir inventer…
J’ai volé et je n’ai jamais rien dit. Personne, jamais, ne le saura. Personne, jamais, ne m’accusera. Ce serait ma fin. Mon entier désespoir d’être sans être. De ne pas être du tout.
J’ai volé et je vais sans doute continuer. Même si j’ai peur d’être pris la main dans le sac. En flagrant délit de manque affectif. Je ne suis pas philosophe pour deux sous. Je ressens, je réagis, je vis et, selon, je regrette, ou pas. Ou les deux. Je vais au bout de mes sentiments, toujours. Et quand je ressens le vide, je vais encore plus loin qu’avec l’amour.
Car dans le vide peut subsister, exister, une amorce d’amour. Espoir désespéré. Et si c’était pour moi et que j’étais capable de la transformer en étincelle, en flamme ?
J’ai volé et j’ai encore honte. Et je suis en colère pour effacer ma honte. Et je suis triste pour expliquer mes méfaits.
Je ne sais plus où j’en suis vraiment de tout cela. Souvenirs de sensations d’enfance et d’adolescence. Cette envie irrépressible de me gaver de bonbons : leurs couleurs chaleureuses et mon estomac rempli. Des rêves récurrents de hold-up de boulangerie. La nuit, des sacs et des sacs. La salope qui m’a hantée longtemps avec sa grosse bouche trop rouge, sa graisse et sa vulgarité. Je lui en veux de m’avoir vu. D’avoir détecté ma pauvreté. Cet amour initial que je ne ressentais pas.
Méchant. Vulgaire. Lucide. Un mélange difficile à accepter pour moi, bandit de petit chemin de mierda…
Je ne volerai plus. Voler, c’est me détester. C’est me renier. Je suis un homme, vrai, gourmand de la vie, pour ne pas dire « gourmet ». Sous mes airs ceci, je suis cela. Et « cela » est l’espace du Tout, avec ses subtiles présences de masculin et de féminin, avec l’air en mouvement, avec le commencement d’une création et l’apprentissage quotidien des expériences terrestres.
« Cela », qui se modifie de seconde en seconde. Qui me fabrique et m’anéantit, qui me fabrique aussi en me détruisant, qui me fabrique en me reconstruisant.
Payer rubis sur l’ongle, je n’en ai aucune envie. Je suis un bandit et je le resterai. Le bandit « au grand cœur », c’est moi et j’y tiens. Un cœur honnêtement malhonnête, ma façon de vivre en lumière et de me sentir en amour. C’est dit.
Très beau texte, j’ai bien ressenti le désespoir d’un petit voleur de bonbons. Je suis admirative de votre talent
oui, le petit voleur… je l’aime bien 🙂
Dans cette montagne si particulière, ce sont les mots qui dévalent les pentes en avalanches. cette nuit, les mots qui s’y bousculèrent firent mille étincelles, il me semble bien que ce couloir, la, soit “le couloir Weya ” .
que de poésie dans votre commentaire…