Algozimage du 4 août 2023

Le vieux menuisier

L’atelier est vétuste, on se sent bien dans cet apparent désordre où chaque outil est là, en bonne place, où la main saura le retrouver. Les lattes du plancher qui chantent sous les pas sont blanchies par les ans, maquillées de sciure et parsemées de copeaux qui fleurent bon la nature.
Le vieux menuisier ne se résout pas ,à “décrocher”. Il vient tous les jours dans son atelier, là où ses amis lui rendent visite. Il a pris sous son aile un apprenti et lui enseigne méthodiquement les gestes qu’il tient lui-même de son père, un père exigeant et sévère. Il faut dire qu’à l’époque, les commandes affluaient, il n’’était pas question de lever le nez de son ouvrage. 
Le vieil homme prend tout son temps, tout celui qui lui reste, pour former son arpète, comme il aime l’appeler. “arpète ! écoute-moi bien, le bois obéit à celui qui sait l’aimer, alors la main et la matière s’unissent. J’ai tout de suite senti que tu le comprenais. Si tu continues, tu iras loin, tu deviendras peut-être un jour ébéniste”.
Depuis la retraite, tout a changé. Il prend le temps de vivre, de faire des poses, et quand l’humeur est joyeuse, il sort le piano à bretelles de son étui en carton bouilli. “Crois-moi, petit”, qu’il dit, “j’en ai fait valser des belles filles et emballé plus d’une avec mon instrument !”.
Aujourd’hui c’est Arpète qui joue du bandonéon, assis dans l’encoignure de la fenêtre qui laisse filtrer la pâle lumière d’un après-midi qui se fane. Son petit frère s’est mis à danser en frappant des pieds, faisant voler la poussière, vite suivi par le grand’père qui n’allait tout de même pas rater une telle occasion. Le vieillard, sa longue barbe frisée coincée dans sa lourde pelisse fourrée, cherche à retrouver l’agilité de sa jeunesse en conjuguant son rythme à celui de l’enfant. Arpète rit de le voir si gauche, et, dans son enthousiasme, la mélodie s’envole en un torrent de notes.
Quand la musique s’arrêtera… Arpète connaît la suite… ; “croyez-moi, mes enfants, vous m’auriez vu à vingt ans ! Elles voulaient toutes danser avec moi !”. L’homme plongera un court instant, sans amertume, dans ses souvenirs. Puis les enfants s’en iront et il restera jusque tard dans la nuit.