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Armelle était ravie de son achat, repéré sur internet dans le catalogue de l’Hôtel des Ventes de la Seine. Son client allait être comblé par cette trouvaille et sa cote de décoratrice grimperait encore sur le marché rouennais. La très longue table de drapier en chêne allait prendre place dans une belle demeure récemment restaurée et serait très certainement le fleuron de la salle à manger. La jeune femme inspecta avec précaution une dernière fois le meuble avant que les transporteurs ne le conditionnent pour l’expédier. Les quatre tiroirs inclus dans l’épaisseur du plateau étaient bien vides comme il se devait ; cependant à l’ouverture du dernier Armelle avait senti une résistance, elle eut alors la surprise de trouver un feuillet un peu chiffonné, échappé visiblement d’un cahier, et en partie collé au-dessous du plateau, ce qui le rendait quasi invisible à l’ouverture du tiroir. Elle comprit immédiatement qu’elle avait entre les mains un document très ancien : un papier de bonne qualité mais un peu jauni, une écriture cursive très soignée aux grandes majuscules pleines de volutes, et corroborant son intuition une date en tête de la page : jeudi 8 mai 1800 !
« Depuis la Normandie le voyage a été éprouvant, les intempéries se sont succédé tout au long du chemin. J’ai heureusement pu bénéficier d’une des rares places disponibles dans la nouvelle malle-poste acheminant le courrier à Paris. Je me suis rendu à l’hôtel national des militaires invalides où se situe la manufacture en charge de la confection des uniformes. Mon rendez-vous en ces lieux avec le responsable en chef constitue un événement très important pour mon entreprise. En tant que drapier officiel je fournis l’armée en drap de qualité supérieure et j’en suis très fier. Après les temps difficiles pour mon commerce que furent les années révolutionnaires, ce contrat avec un corps d’état m’a donné un volume de travail bienvenu et les rentrées d’argent qui en découlent.
J’ai longé les immenses bâtiments de ce magnifique palais parisien en savourant ma chance de me trouver là. Bien sûr de nombreux militaires s’activaient et j’ai apprécié voir dans les écuries les superbes chevaux de la cavalerie, moi qui aime tant courir la campagne normande sur nos vigoureuses montures locales. Mon œil professionnel ne cessait également de jauger la qualité des uniformes, leur coupe, le drap utilisé et sa couleur et cela du plus humble soldat de la troupe au général ! Et là, j’ai savouré…  Je savais que l’habit de grand uniforme d’officier général que je contemplais avait été fait avec mon plus beau drap de laine fine, teint du bleu de roi profond et lumineux couleur de l’armée nationale. Une ribambelle de feuilles de chênes brodées au fil d’or serpente le long de ses parements. Quel bonheur de participer à une telle œuvre d’art ! Tout à ma contemplation émue du vêtement je n’ai pas fait attention à qui le portait, pourtant ils ne sont pas nombreux ceux qui ont cet honneur.
Voilà, si j’écris ces quelques lignes c’est pour garder trace de ce moment unique dans ma vie où j’ai croisé celui qui portait, oserais-je dire “mon” uniforme. De la capitale française au fin fond de ma Normandie tout le monde connait déjà son nom car depuis janvier c’est le 1er consul, Napoléon Bonaparte ! »
Armelle émue regarda longuement ce papier, témoin du croisement d’une histoire individuelle et de la grande Histoire. En 1800 la campagne d’Italie était en cours et ce drapier, légitimement fier de son artisanat, y a participé sans peut-être vraiment en percevoir la portée. Elle pensa alors que 145 ans plus tard le 8 mai était devenu le jour anniversaire où l’on fête la fin de la guerre en Europe. La fin de la guerre, vraiment ?

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