Il est là, devant nous, muet, il attend ! Peu à peu, étudiants dissipés nous nous taisons, nous le regardons. Je ne sais pas combien nous sommes dans l’amphithéâtre, c’est mon deuxième jour de cours. Au restau U des « anciens » nous ont prévenus, « Vous avez Monsieur Robert, bon courage ! » Apparemment il n’a pas la côte ! Sur le planning il y avait juste la matière pas le nom du prof, du coup Robert je ne sais même pas si c’est son vrai nom.
Le silence s’est établi. Son regard nous toise de gauche à droite, de haut en bas, il fait toutes les rangées. Il nous scrute. Nous sommes mal à l’aise ! Il baisse la tête un peu, soupire, se retourne, et envoie le tableau coulissant tout en haut. Dautretemps alias Robert. Il commence, sa voix est grave, posée, calme, il pèse ses mots un à un.
« Je suis Monsieur Dautretemps, alias Monsieur Robert, j’aime à croire que c’est en rapport avec le dictionnaire.
Autant vous le dire tout de suite, vous êtes environ quatre-vingt, donc si je m’en tiens à mes statistiques à la fin de l’année, si vous êtes encore quinze ce sera le bout du monde et une très bonne année.
Ne comptez pas sur moi pour vous livrer un enseignement service compris. Je ne suis là que pour vous donner la clé ! C’est à vous d’ouvrir les portes, et de voir ce qu’il y a derrière. Sachez toutefois que rien ne s’arrête jamais, la connaissance encore moins ! La clé ne vous donne qu’une possibilité d’accès. L’accès à une cabane, un studio, un appartement, une maison, un château. C’est vous le bâtisseur. Je ne sais pas quels sont vos plans, tout dépendra de ce que vous choisirez d’ouvrir. Certains commencent petit, c’est peut-être sage, d’autres grands, c’est à vous qu’il appartient de décider. Dans tous les cas il ne faudra pas vous égarer, vous fourvoyer dans de fumeuses théories, ou de frauduleuses idées. Le choix vous appartient, il n’est pas mien.
Je ne suis qu’un passeur de clé, ouvrez une porte, deux, dix cela m’importe peu. Je vous donne la clé, une seule clé, à vous de la saisir et de ne pas la laisser tomber ou de ne pas la bloquer dans la mauvaise serrure.
Cette clé n’ouvre pas de porte sur la facilité, je laisse les plaines verdoyantes et les jardins fleuris à d’autres. Vous livrerez batailles, plusieurs fois, vous serez blessés, souvent, anéantis parfois. Il faudra vous relever, sinon vous restez au sol.
La clé est comme moi. Nous n’avons pas d’émotions vous concernant, nous n’avons qu’un but à atteindre : celui de vous rendre un peu moins idiots, un peu moins condescendants, de vous apprendre le travail, la ténacité, et par-dessus tout vous donner l’envie, celle d’apprendre de toujours aller plus loin.
Je ne prétends pas vous rendre plus intelligent, ce serait présomptueux, et rien ne me permet aujourd’hui de présager de l’état de vos neurones, bien que…Mais la clé ne m’en donne pas le pouvoir.
La clé est juste là pour ouvrir, vous donner l’envie, les envies. Elle vous offre ce qu’il y a de plus précieux la connaissance. La connaissance de soi, des autres, du monde. Vous ne serez pas omniscient loin de là, il faut être modeste. Si un jour vous en avez l’occasion, entrez dans une bibliothèque, la grande bibliothèque de France par exemple, l’ancienne, vous y prendrez une bonne dose d’humilité, car vous verrez que le savoir est immense et que vous êtes bien petit !
J’espère vous donner l’envie de savoir, cette envie qui a animé Ulysse et lui causa bien des tourments, vous donnez le libre-arbitre d’Antigone, le droit de défier l’ordre établi, de choisir ce qui est juste en connaissance de causes. Mais le savoir est dangereux, souvenez-vous en ! Il faut le manipuler avec sérénité, bienveillance, et justice.
Je ne suis qu’un passeur de clé, maintenant soit vous embarquez, alors préparez-vous comme un guerrier le ferait, soit vous sortez et ne revenez pas ! «
Le silence suivi. Un moment qui me sembla fort long ! A la fin de l’année nous étions onze.
Aujourd’hui je suis encore une passeuse de clé. Toujours la même. Je suis moins véhémente, j’essaye juste petit à petit de prendre les mains qui se tendent, de relever les corps et les têtes, de tirer juste un peu plus haut, de donner l’envie.
J’essaye juste de transmettre une toute petite clé, pour ouvrir des portes vers l’infini !
@Philomène écrit, moi aussi j’ai eu des profs (et des instits) “indignes” selon les critères de l’Éducation Nationale, qui font l’Éducatrice de Jeunes Enfants (in)digne mais fière de l’être que je suis à 57 ans et qui milite pour la paix et la justice universelle(s) en commençant par la base.
J’en ai dix de plus et je continue toujours ! Bon courage à vous car il en faut
Mais pourquoi diable suis-je “en attente de modération” alors que j’ai juste mis un commentaire avec 10 cœurs à @Philomène écrit qui a écrit ce superbe texte? Je commence à devenir parano, moi, avec le web. En tous cas, @Philomène écrit, votre texte, il est super chouette et mon combat est le vôtre.
Et allez, 10 cœurs de plus et merci à @Guillaume du Vabre ( @algo ) et @melanie chaine car je ne savais pas comment commenter ce texte qui m’avait pourtant énormément touchée. Bravo et grand merci. Je passe de toutes petites clefs, moi (ou des grandes, on ne sait pas) et j’y retourne demain, en espérant que ce soit pour leur joie.
Une sagesse immense, une Humanité si présente, et en plus, c’est si bel écrit ! Whaoo ! Je ne regrette pas d’avoir suivi @melanie chaine ici !
Merci de publier si belle prose sur l’Algo, Philomène. Je prends cet acte comme un hommage au projet algomusien, rien de moins. Merci, et brava Madam !
Je ne sais plus où me mettre !!! Et
Ce prof fit de moi la vieille dame indigne que je suis ! J’étais parmi les 11
Moi, je l’aime bien, Monsieur Robert ! je vous avais déjà donné 10 coeurs…
Monsieur Robert a existé, ce fut l’un de mes prof, sur le tableau il avait aussi écrit on a tous les droits sauf celui d’être c.. bien que cela arrive plus souvent que l’on croit !
Merci pour votre commentaire et les cœurs