Dameuse en piste

Contrairement à l’ours qui hiverne en hiver, moi j’hiverne en été. C’est impropre de le dire, mais c’est pourtant la stricte vérité. De plus à l’été je dois ajouter l’essentiel du printemps, comme aussi de l’automne.

Ainsi avec mes consœurs sommes-nous rangées consciencieusement dans un grand garage qui nous protège des rayons ardents du soleil durant toute cette longue période. De temps à autre néanmoins un mécanicien vient s’occuper de nous. Cela nous fait de la visite et de la compagnie. Il vérifie différents points de notre organisme pour s’assurer de notre bon fonctionnement. Il démarre notre moteur ce qui nous sort de notre torpeur. Une seule fois il procède à la vidange de l’huile de notre moteur. Lorsque les dernières gouttes ont fini de tomber dans la cuvette de récupération, il verse une huile neuve et propre, délicieuse et qui sent bon. Un vrai plaisir. Une autre fois il reviendra se préoccuper de notre système de commandes hydrauliques. Il s’assure que tout fonctionne, refait les niveaux avec une huile différente celle-là, de couleur rose et toujours propre. Il est important que tout soit bien vérifié, car nous sommes des machines complexes et le moment venu il ne faudra pas faire défaut.

Néanmoins, tout au long de cette période, nous ne travaillons pas, car en l’absence de neige, nul besoin d’une dameuse.

Mais dès que l’hiver pointe le bout de son nez, nous sommes mises à contribution. Pour ma part, j’adore l’hiver, c’est forcément ma saison préférée. S’il en était autrement, je serais bien malheureuse.

Lorsque mon pilote arrive, il fait encore nuit et ce sera le cas pendant la plus grande partie de ma journée de travail (mais là encore le terme est impropre). Je m’entends bien avec mon conducteur. Cela fait plusieurs saisons que nous faisons équipe. Ce type a aussi des comportements bizarres que j’aime bien : il me parle tout le temps. Il m’annonce systématiquement tout ce que nous allons faire ensemble. Et puis il emploie des jolis mots, des mots aimants. Par exemple il me dit :

     ma chérie je vais te réveiller, nous allons travailler. Aujourd’hui le temps est comme ceci ou comme cela. Ah la météo s’est encore trompée, que veux-tu ces gens-là ne sont pas infaillibles. Attention, je vais démarrer ton moteur, n’ai pas peur ma belle. Évite de trop fumer, c’est mauvais pour la santé !

Il a aussi de gentilles attentions. Par exemple il aime bien me caresser. Il apprécie mes formes, je le sais parce qu’il me l’a dit à de nombreuses reprises. Je sais aussi qu’il adore ma couleur rouge, mais ça il ne le dit jamais. Cet homme est réservé sur certains points.

Finalement, il allume mes feux y compris les gros projecteurs qu’il appelle nos yeux, dont le rôle est d’éclairer la piste. C’est ainsi que lui et moi sortons du garage et partons pour un long parcours que pour ma part je trouve toujours trop court.

J’ai oublié de vous préciser que j’étais une dameuse de pistes de ski de fond. Mon parcours s’effectue sur des chemins forestiers enneigés, magnifiques, bordés de hêtres tordus aux troncs tachetés de blanc, qui se révèlent dans la lumière de mes projecteurs – nos yeux -. De très nombreux épicéas sont là aussi dans la lumière de part et d’autre de notre passage avec leurs larges branches vertes souvent chargées de neige. Les jeunes pousses de hêtres et seulement les jeunes pousses, s’ornent de feuilles rougeoyantes au plus près de notre passage. Quand je peux le faire je les caresse. Ce paysage est aussi ponctué de rochers gris clair dont je me méfie, ma carrosserie n’y résisterait pas.

Alors vous allez croire que je passe mon temps à contempler ce paysage nocturne qui surgit dans mes projecteurs, que je guette l’apparition d’un renard curieux ou encore d’un cerf effarouché ? Pas seulement, je suis là avant tout pour réaliser un travail important et nécessaire avec les différentes parties de mon corps. Je pousse la neige pour la ramener sur la piste. Je fraise la neige pour la rendre plus tendre et l’aérer. Je la lisse enfin pour qu’elle soit plane et douce aux skieurs qui pratiquent le skating. Je trace aussi du côté droit un double rail pour les skieurs qui pratiquent le ski alternatif dans la trace dit aussi style classique. Les montées peuvent être rudes et sinueuses, les descentes abruptes demandent un maximum de concentration. Il arrive périodiquement qu’un arbre entrave le passage surtout après un vent tempétueux. Mon conducteur m’arrête alors et dans la lumière, je le vois débiter l’intrus à l’aide d’une tronçonneuse. Pour dégager le passage, il me demande souvent un coup de main. Nous le poussons sur le côté d’un commun accord et reprenons notre pérégrination satisfaits.

Après avoir parcouru plusieurs dizaines de kilomètres, après avoir effectué moult circonvolutions nocturnes au travers de ce paysage enneigé, nous nous rapprochons du dépôt alors que le jour commence à poindre. Mon conducteur m’installe à ma place habituelle dans ce garage. Il ne manque jamais de me remercier pour tout le travail accompli. Quelques caresses à nouveau. Enfin il me donne une bonne ration de gazole, car il est vrai que je l’ai bien méritée.

Dernièrement il m’a dit qu’un jour sans doute je fonctionnerai à l’électricité et qu’ainsi j’arrêterai de fumer. J’avoue ne pas avoir très bien compris. Je me demande quel goût cela peut avoir, l’électricité ? Enfin on verra bien.

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