Édition Spéciale
À la une du journal de vingt heures de ce mercredi 7 décembre 2022, c’est officiel: la haine de l’étranger vient d’être déclarée “d’utilité publique” par le gouvernement qui n’a même pas eu, cette fois, à en passer par le 49.3 puisque le projet de loi a été adopté par une grande majorité de l’Assemblée puis par le Sénat dûment validé.
Deux minutes y seront donc désormais obligatoirement consacrées chaque jour par chaque citoyen, chaque matin à dix heures précises et en tous lieux, que ce soit à domicile, au travail, dans les transports en commun, les espaces publics, les magasins, cafés et restaurants.
Tout contrevenant refusant de se plier à cette nouvelle mesure sera passible de 130 euros d’amende puis de six mois d’emprisonnement en cas de récidive.
Notre envoyé spécial Juan-Ahmed N’diolo-Nguyen s’est rendu ce matin-même dans une agglomération de taille moyenne dont nous garderons secret le nom par mesure de discrétion et aussi parce qu’il ne trouve clairement pas sa source dans la belle langue de Molière.
– “Juan-Ahmed, bonsoir, vous teniez avec impatience à vérifier la rapidité de la mise en application de ce nouveau décret, que pouvez-vous nous en dire?”
– “Oui, bonsoir Paris, bonsoir l’antenne, ici – biiiiiip ! – Je peux d’ores et déjà estimer, d’après ce que j’ai constaté de visu sur place que tout semble fonctionner pour le mieux.
Dans chaque demeure, les ménagères de toutes origines se sont emportées violemment contre leurs balais espagnols, leurs stores vénitiens et leurs tapis d’Orient. On a même aperçu un chat persan défenestré par sa vieille maîtresse exaspérée et une levrette afghane tondue pour avoir copulé avec un berger allemand.
Au jardin botanique, les promeneurs ont invectivé les cèdres du Liban, traité les figuiers de barbares, arraché les grappes mauves des glycines du Japon en beuglant toutes sortes d’insultes aussi fleuries qu’elles. Ils ont vomi dans les toilettes à la turque de l’entrée, préférant se soulager dans l’herbe de la Pampa, et ont abandonné de nouveau, comme au bon vieux temps, toute hygiène des mains pour éviter lavabos Jacob & Delaffont et séchoirs soufflants Dyson.
Hassan, l’épicier maghrébin, a commencé à s’en prendre aux étagères de sa boutique, faisant des farfalles et tagliatelles de sales macaronis puis jetant à la poubelle moutarde de Dijon, piment d’Espelette, vanille de Madagascar, sel rose de l’Himalaya et poivre du Sichuan.
Cela dût inspirer les commerces de vêtements et de chaussures qui ont rassemblé tous les produits made in China, les derbys en croco du Nil, les étoles en cachemire, les sarouels, les dessous chics en soie naturelle, les pulls en alpaga et jusqu’aux bérets basques et aux casquettes en tweed des Hébrides Extérieures dans un bel autodafé qu’ils ont partagé avec les libraires se débarrassant des auteurs non-français et donc par conséquence des deux-tiers de leurs rayonnages. Exit avant tous les autres Albert Camus, bien sûr, rapidement suivi par Stefan Zweig et André Brink, Colum McCann et Thomas Mann, Rachid Boudjedra et Yasmina Khadra, Yourcenar et Salman Rushdie, Arto Paasilinna et évidemment Pablo Neruda. Pour ne citer que ceux-là. Depuis le temps qu’ils les avaient sur les bras! On les a sentis tout-de-suite ragaillardis et presque rajeunis!
Les propriétaires d’échoppes de sushis ont vandalisé en un instant leurs voisins vendeurs de kebabs qui se sont vengés à leur tour en ravageant le stock des pizzaiolos ambulants et les restaurants plus huppés ont décidé à l’unisson de n’afficher plus au menu que cassoulet, camembert, baguette et pastis sous une grande banderole proclamant:
Mangeons et buvons français, y’a ben qu’ça d’vrai!
Dans les entreprises, les bureaux, les immeubles de plusieurs étages, employés et résidents se sont mis à boycotter les ascenseurs Tyssen-Krupp, quitte à s’épuiser dans les escaliers durant toute la journée.
Les chauffeurs de bus africains ont refoulé les usagers de type européens quand ce n’était pas ces derniers qui refusaient de monter si le conducteur était basané. Pour la plupart des taxis à vrai dire, on ne semble pas avoir remarqué grand changement à leur comportement quotidien.
En ce qui concerne les crèches, les écoles, collèges et lycées, les enfants porteurs de handicap, d’une maladie génétique, d’un prénom étranger ou par trop évocateur de particularisme à haut potentiel terroriste (du type Fañch, Jordi, Peio, Petru ou Tomi) se sont vus privés de goûter et par la suite aussi de déjeuner.
Ce mouvement général a même fait des émules au zoo local où un tigre du Bengale s’est échappé de son enclos pour aller égorger un bison d’Europe tandis que le varan de Komodo terrorisait par surprise une oie bernache du Canada.
La plupart des habitants que j’ai eu la chance d’interviewer s’entendent à penser que deux minutes par jour n’est pas suffisant et assurent qu’ils feront tout à l’avenir pour permettre à cette haine salvatrice de progresser.
Ici Juan-Ahmed N’diolo-Nguyen, à vous l’antenne, bonsoir Paris!“
– “Merci, Juan – biiiiiip ! – Ici l’antenne, ici Paris.”
Chers compatriotes, ainsi se termine notre édition spéciale du soir consacrée à cette nouvelle loi qui, sans nul doute, permettra à notre belle “Nation” de retrouver bientôt la pureté et la sérénité que lui enviait le monde entier. Au vu de la façon dont les choses se sont déroulées ce matin dans la bourgade de – biiiiiip ! – nous pouvons supposer que le pays est en bonne voie.
Quelle verve ! Voilà un vingt heures fort documenté ! un grand professionnel ce Juan-ahmed 😉
Merci, Mélanie! Après rédaction, j’ai eu pitié pour mon gentil Juan-Ahmed, qui en deux minutes, a dû s’insulter (au vu de son patronyme) quatre fois plus que la plupart des résidents de … Biiiiiip! …
Je veux dire s’insulter entre tous ses “lui-même”… En fait, cela serait le cas de chacun de nous, n’est-ce-pas?
Orwellien !
Ça, Guillaume, c’est vraiment gentil et cela me touche d’autant plus que je suis allée jusqu’à la retraite finale d’Orwell, sur l’Île de Jura, dans les Hébrides Intérieures, face au maëlstrom de Corryvreckan…
You deserve it, Madam. Votre texte est un bel hommage à Orwell. Je suis sûr qu’il l’aurait aimé. Encore bravo ! Orwellien vous dis-je, orwellien !, et ce n’est pas peu dire…
@Guillaume du Vabre ( @algo ), je prends le compliment mais j’en suis toute émue. Orwell, tout de même… Cela faisait un bout de temps que j’avais cet AlgoToxic sous le coude, mais j’ai dû m’y prendre à deux fois. Le sujet me concernait tellement et tout à la fois, je voulais qu’il y perce une pointe d’humour.
“Orwell, tout de même…” : vous savez, comme moi, chère Sklaera, qu’Orwell n’a pas encore la place qu’il mérite dans la culture française. On l’a découvert [très] tardivement [sans préjudice de la relativité de cette affirmation] et on le connaît encore trop peu. Rendant hommage à votre texte – définitivement orwellien – je saisis l’opportunité de le faire mieux connaître.
“Cela faisait un bout de temps…” : je l’imagine bien ! Et c’est en cela aussi que votre texte est orwellien. Vous l’avez… travaillé. Croiriez-vous que j’eusse jamais pensé que vous l’eussiez improvisé ? (Arf… où vais-je ?… Sourire…).
Et là encore, sans flagornerie, permettez-moi de souligner quelque chose : vous n’avez pas imité Orwell ; vous vous êtes sentie en telle sympathie avec lui que vous avez pu exprimer VOTRE idée en mobilisant SES (?) codes littéraires (?). C’est en tout cas comme cela que je vous lis ici…
Vous le savez, je n’exprime jamais que mes ressentis de lecture. C’est très personnel. Jamais un jugement ou une quelconque “vérité” académique…
PS : Quant à l’humour, ce n’est pas une pointe que vous avez mise, mais, à l’instar d’Orwell, là-encore, c’est tout un seau ! Une douche !…
(Bon, allez, j’arrête ; vous pourriez rougir… 😉 )
😊 commentaire(s) lu bien tardivement, hélas mais effectivement je rougis! La comparaison à Orwell est pour moi énorme mais seul l’humour (soigneusement maîtrisé si l’on peut) est capable de sauver ce monde. Grande adepte de Desproges, Devos, Jean Yanne, Pierre Dax et j’en passe. Une journée sans rire ni sourire est pour moi une journée foutue, je tends à l’oublier un peu trop ces temps-ci. Vive la légèreté militante et joyeuse!
Ben… Non, @Guillaume du Vabre ( @algo ), je n’ai pas cherché à être “orwellienne” mais bien-sûr que j’ai eu une pensée pour lui en l’écrivant. C’était un texte vite rédigé, à la base, si si! À peine plus des 20mn suggérées, cela venait tout seul. Tous les Algotoxics (ou presque) sont orwelliens, je devrais en composer plus, j’irais mieux! 😉
J’avoue qu’il m’est arrivée moi-même de m’emporter après mon balai espagnol… j’étais donc en avance sur mon temps😅🤣
😄 😘
Paroles de Guillaume Peltier : ” Je suis Français et patriote. Je suis même un homme & un père. Je suis blanc, je suis chrétien, je suis hétérosexuel. ” , rapprochées des propos de Guillaume Peltier, je trouve les vôtres , d’un coup, moins distrayants ..!
2 minutes de haine …. !
Bah, je suis tout-à-fait d’accord avec Guillaume Peltier mais le sujet de l’AlgoToxic ne me permettait guère d’en faire quelque chose de… Disons… De léger et suave. À défaut, j’ai tenté d’y mettre une dose d’humour, dans la version: “Allez-y, continuez comme ça, entretuez-vous tous si on vous l’ordonne”. J’ai peut-être fait, dans ma vie, une overdose de Pierre Desproges et, comme le suggère @Guillaume du Vabre ( @algo ) (Guillaume) de George Orwell! 😉
Au fait, mon cher @philippelettres, le regretté Guillevic écrivait “Bretagne est Univers”… Univers îles, universelle. Nos marins le savent bien, habitués qu’ils ont toujours été à bourlinguer sur les océans et dans les ports du monde entier. Nous sommes toujours l’étranger de quelqu’un et parfois, tristement et aussi sans le savoir, nous demeurons étrangers à nous-mêmes… Je ne sais pas pourquoi j’écris cela, mais c’est la méditation que m’inspire la terrible consigne de l’AlgoToxic sur laquelle j’ai planché hier soir!
En fait, non, je ne suis pas tout-à-fait d’accord avec Guillaume Peltier, j’ai réagi trop vite et il faudrait que je relise la phrase dans son contexte intégral. Moi, je suis humaine et citoyenne du monde avant toute chose, donc je suis toutes les différences, y compris celle de ma bretonnitude fort mal reconnue par ceux “d’en haut”, là-bas, qui tiennent les fils de nos vies…