Il était une fois, aux environs de trois heures du matin dans les méandres du cerveau embrumé par la fête de la veille l’alcool de riz d’un pauvre pêcheur un joyeux dauphin dont la joie de vivre et l’ivresse de vivre libre se traduisait par des bonds d’une puissance et d’une grâce extraordinaire, en même temps qu’un cantique bien connu de tous ses congénères s’échappait avec un naturel désarmant de ses cordes vocales . Il aurait eu raison d’exulter si , non loin de l’aire où il s’ébattait, ne veillait un vieux crocodile qui se croyait très sage justement parce qu’il était très vieux . Il en va ainsi parfois des vieilles personnes qui se raccrochent comme elles peuvent aux émotions qui ne se renouvèlent plus et cherchent ainsi à se rassurer quant à leur utilité . Mais le crocodile de cette nuit-là, en plus d’être très vieux, était aussi très ……, un peu à la façon de Brassens, vous savez “plus on est vieux, plus on est…..”, et il pensait donc, entre autres inepties, qu’il était malséant qu’un dauphin manifeste ainsi sa joie de vivre . Il n’était pas sans savoir, (car il s’agissait d’un crocodile très cultivé) que l’histoire de ce dauphin et la sienne étaient liées depuis des siècles . Dans le temps longtemps, comme on dit chez les dauphins, ces derniers avaient en quelque sorte fait partie du même peuple, mais les crocodiles voulaient absolument commander . “Pas question d’être commandés par vous !” s’étaient alors insurgés alors les dauphins, qui avaient décidé d’un commun accord de créer leur propre gouvernement .
Comme les dauphins étaient très organisés (au moins autant si ce n’est plus que les crocodiles avec qui ils avaient fait sécession), ils ne ménagèrent pas leur peine et s’épanouirent au point qu’on ne parla plus d’eux de par le vaste monde que comme d’un véritable “miracle” .
“Scrogneugneux !” maugréait le crocodile, ces dauphins sont une engeance néfaste et notre peuple ne pourra pas s’épanouir avec des clowns de cette sorte, il faut que je trouve un moyen de lui faire recouvrer le peu de raison qu’il lui reste . Et notre crocodile vit rouge (c’était chez lui une vision traditionnelle) et décida d’en référer à son gouvernement . Il brandit un petit livre qu’il conservait toujours sur lui (rouge justement ) comme une bible et se mit en devoir de prouver aux siens qu’un dauphin en liberté était très dangereux pour la communauté crocodilienne :
” Il nous faut privilégier ce qui favorise l’union de nos peuples et non ce qui provoque la division en son sein ! Il nous faut favoriser l’édification crocodilienne et non ce qui nuit à cette édification ! Il nous faut favoriser le renforcement de la dictature démocratique populaire et non ce qui sape ou affaiblit cette dictature ! en clair nous ne pouvons pas laisser des dauphins se comporter comme s’ils ne faisaient pas partie de notre peuple et exprimer publiquement un malsain plaisir d’être libres !”
Les crocodiles du gouvernement furent tout bouleversés par la colère de leur concitoyen, eux aussi virent rouge et eux aussi brandirent le petit livre, un peu poussiéreux certes, mais qu’ils avaient toujours sur eux et dont ils n’auraient jamais du se départir . Ils en vinrent, très vite à une autocritique virulente : jamais ils n’auraient du permettre aux dauphins dégénérés de s’épanouir à ce point, il fallait faire quelque chose .
Alors un très vieux crocodile (comme nous l’avons dit précédemment, la vieillesse était l’épicentre de la sagesse dans cet ancien peuple) prit la parole d’une voix chevrotante (oui, les crocodiles ayant avalé pas mal de chèvres dans le temps longtemps, il pouvait leur arriver de prendre leur voix quand ils n’avaient plus ni toutes leurs forces, ni toute leur raison) et dit : ” J’ai entendu parler d’une communauté de rhinocéros laineux qui, quelque part sur la planète, serait en train d’essayer de récupérer par la force un territoire qui lui avait appartenu, et si nous profitions de leur exemple pour en faire autant : la force nous connaît et je ne donne pas cher de ces ballerines aquatiques qui dansent, virevoltent et nous provoquent….nous pourrions en faire autant, non ?” Une ovation violemment crocodilienne s’éleva dans la salle du gouvernement .
Le port de pêche de Taïwan d’habitude si calme en cette heure matinale s’éveilla aussi soudainement que notre pêcheur, il entendit plus qu’il ne vit des avions de chasse qui survolaient son île, et il n’était pas encore très sûr ni de leur provenance ni de leurs intentions .