Cela fait quelques heures que je suis dans le noir. J’entends de temps en temps des cloches survenant de l’autre côté de la vitre, des volets qui obscurcissent cette cuisine, ce lieu dans lequel je suis assigné à rester. Je me rends là maintenant que ce que je vis, tout ce que je vis ne se fait que dans un espace de moins d’un mètre, une étagère, une gazière, une table, un évier, mon étagère, dans un ordre implacable. Pourtant il me semble que j’ai été conçu par des mains différentes de celles que j’ai l’habitude de sentir sur moi depuis quelques années. Et ces mains différentes, qu’elles aient la même chaleur animale, ou la force du froid de l’acier, je les ai connues à des centaines, des milliers de kilomètres de là où maintenant tout se joue pour moi. Et dans ce minuscule espace, et dans cette minuscule unité de temps, je vis des choses extraordinaires. Déjà j’entends de musiques étranges venant d’un autre endroit de cet espace, je ne saurai dire où, je n’y suis jamais allé, suivi de râles, de bruits d’étoffes, d’écoulements d’eau et de pas traînants. Je sens qu’il est là, il, lui qui est à la fois celui qui me possède et celui qui semble ne rien pouvoir commencer sans moi. La lumière envahi l’espace, redonnant vie à une multitudes d’autres que moi-même, ayant en partage avec moi les mêmes conditions d’utilité, les mêmes limitations d’inertie, les mêmes insignifiances en même temps que l’impression d’être essentiels à ce moment précis. Et pourtant ils ont changé brusquement certains d’entre eux. Quelques-uns se sont tus un beau jour, et le suivant un autre avait pris leur place, tout frais de ce grand chemin qui l’a emmené dans ce lieu. D’autres ont subi la même disparition au mieux de leur présence, sans que je comprenne pourquoi sinon que l’autre survenu se paraît de couleurs et de lumières toujours plus perçantes dans le noir de ce qui fait nos nuits. Si j’ai l’impression d’être essentiel à celui qui me possède dans ce moment précis, je suis aussi épris du sentiment navrant que je ne suis pas le premier et que je ne serai pas le dernier à posséder ce moment pour celui qui me possède. Et pourtant j’ai entendu quelques autres de la cuisine, suspendus au mur, chatoyant de lumière grâce à leur peau cuivrée, dire, se targuer d’être à ce point essentiels que ce sont ceux qui possèdent qui disparaissent et se succèdent auprès d’eux. Et pourtant, ce sont bien ceux qui ne sont jamais tenus, jamais utilisés, restant suspendus dans les ondées de poussières qui se voient octroyer ce gage d’immortalité. Mais ça y est c’est mon tour de revivre cette même extraordinaire routine où je me sens à ma place, à la croisée des éléments : l’eau que l’on verse en moi, à la juste mesure, au fond de mon corps de métal ; vient ensuite la terre, noire, parfumée, amère que l’on verse attentivement, comme une terre rare et précieuse dans le milieu de mon être ; puis vient le feu que je sens monter grimper sous moi, dilatant mes espaces intérieures jusqu’à ce qu’une eau mêlée de terre jaillisse dans ma gorge, remplissant mon esprit, m’enivrant de ces arômes que je sens sans pouvoir jamais gouter. Et là précieusement, comme contenant un mystère éternel, celui qui me possède me saisit, délicatement, me posant sur une plaque de céramique précieuse, comme une princesse que l’on dispose sur une couche soyeuse parce qu’à cet instant il n’y a quelle qui compte. Je savoure ce moment, et me laisse consommer en une, deux, jusqu’à trois reprises, l’espace d’une dizaine de minutes que je sais limitées et uniques et qui feront l’essentiel de mon existence jusqu’à demain matin. Ensuite quand je sens le froid me gagner à nouveau, me rappelant que je ne suis pas de chair, une chair que j’aurai partagée avec lui, mais que je ne suis que métal. Mais pourtant je sais que dans quelques minutes il me baignera sous de l’eau fraîche et je sentirai par la délicatesse de ses doigts pour me laver de ce qui vient de se passer entre nous, que je suis autre chose qui ne peut se dire, se saisir, dans ce moment-là, dans cet espace-là, qui n’est pas celui d’une cuisine mais d’un lieu entre lui et moi, confondus un temps. Puis je serai de nouveau placée au même endroit dans lequel je me tenais il y a … un siècle … dix minutes, et je l’attendrai pour que tout recommence, pour que je sois à nouveau quelqu’un plus que quelque chose.

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