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« Les étourneaux sont maigres parce qu’ils sont en troupe. » C’est ce qu’il leur a dit la première fois qu’il est rentré dans la salle de cours avec eux. Il leur a dit ça, à ces ados, ça lui tombait du ciel… il s’en foutait. C’était sorti comme ça. Être prof, c’était juste avoir un salaire.

Cette phrase étrange qui lui était venue à l’esprit, il ne savait pas du tout pourquoi. En vérité, au moment de rentrer dans la classe, il pensait à elle et à son regard… Il était littéralement plongé dans toutes ces heures qu’il avait passé à la regarder dans les yeux… Tout était maintenant perdu, volatilisé… néant.

Une seconde de conscience. « Je me présente. Monsieur Duthilleul, mais appelez-moi Bob. » C’était le prof de communication, il pouvait tout se permettre. « Bob » ou « Johnny », il s’en foutait (encore) royalement ; il la regardait, pendant qu’elle prononçait son vrai prénom avec amour. 

Communiquer, son métier.

Avec son costume à pas cher et son déhanchement périlleux, la main dans la poche, il en a fait rire plus d’une et plus d’une fois. Mais il s’en foutait, son crédo. Il était au-dessus de ça.

Bref, revenons aux étourneaux.

Il y en avait juste une sur trente qui savait ce qu’était un étourneau. Elle disait que c’était un genre de moineau. Elle aimait bien les moineaux, « trognons ». Mais elle était convaincue qu’un étourneau était étourdi. Du coup, toute la classe s’est vexée. Ce n’était vraiment pas le jour.

Et forcément, il y en a un qui s’est levé, qui s’est énervé. À cause de ça et du mot « troupe ». Ce côté militaire : « Vas-y comment j’chus trop vénère. Tu nous as pris pour qui ? T’as trop cru, on n’est pas des nomades. »

Oh là là, il s’en foutait totalement de tout ça. Il aurait tellement voulu pouvoir s’imaginer rentrer chez eux en fin d’après-midi et la retrouver ce soir pour l’apéro… mais c’était le vide total. Il n’était nulle part.

Pendant que l’un s’énervait, il rêvait. Il l’avait aimée. Elle l’avait adoré. Chaque fois qu’elle en aimait un, c’était complètement nouveau, c’était bien plus intense, comme une nouvelle vie. Un nouvel horizon… C’était sa façon de vibrer l’amour. Elle pouvait soulever des montagnes pour celui qu’elle aimait.

« Et vas-y, c’est quoi ton problème ? », dit l’étourneau. La classe commençait à trépigner.

Il n’entendait pas. Il était là, derrière son bureau, en train de se dire qu’il faudrait sans doute faire l’appel. Sans grande conviction. Profondément en lui, il était en train de se demander s’il aimait plus la passion que la personne… s’il aimait plus le fait qu’une femme soit attentive à lui que la femme elle-même… Une vraie question. D’autant plus que cette question pouvait aussi s’appliquer aux autres femmes qu’il avait aimées. L’effet boomerang.

« Aïe », un projectile informe lui arriva sur la tempe gauche. Il ouvrit les yeux, il ouvrit son cerveau et réalisa que c’était un « petit peu le bazar » dans la salle de cours. Ça se chamaillait sans savoir pourquoi. Peut-être pour fêter la rentrée. Un genre de célébration, quoi. Cela ne l’impressionna même pas. La salle de classe était devenue une sorte de chapelle dans laquelle résonnaient les chants des jeunes humains, manipulés par le malheur, un grand classique. Un champ de bataille aussi.

Il s’en foutait, encore et toujours. Il aurait voulu la voir à l’entrée de la salle, souriante. Il aurait voulu pouvoir lui parler pendant des heures et des heures. Elle attentive et éblouie ; lui intelligent et modeste. Elle en caresses, lui en flottement.

Sursaut. Fin de l’heure. La sonnerie qui casse les oreilles. Une sonnerie de vieil établissement du XIXe siècle, à faire crisser les dents.

Il ne s’en foutait plus. Il regrettait. Mais il ne l’avouerait jamais, ce regret. Il parlerait autrement de cette tranche de vie. Un apprentissage, une expérience… Elle ferait sans doute pareil. Les étourdis… Les enfants blessés…

Il ramassa le projectile qu’il avait reçu sur la tempe gauche. C’était une feuille de papier chiffonnée. Il l’aplatit en s’en foutant : « Réveille-toi. Elle t’a aimé comme jamais. »

Ce n’est pas un étourneau qui chante maintenant, mais un rouge-gorge…

 

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