Jeanne la bâtarde
Une femme insensible est celle qui n’a pas encore vu celui qu’elle doit aimer. Il y avait, à Le Tannos, une très belle jeune fille qu’on appelait Jeanne la bâtarde. Sa mère avait été engrossée il y a vingt ans par un ouvrier agricole parti sans laisser d’adresse semer sa vie sous d’autres cieux. Toutes deux vivaient chichement de ménages. La plastique et la gentillesse de Jeanne ne laissaient pas les garçons de son âge indifférents. Elle les décourageait avec douceur. Jamais elle n’avait ressenti à leur côté ces doux frissons, prémices d’une idylle.
Elle travaillait depuis peu au château où vivait seul, celui qu’on appelait le prince, car dernier descendant d’une belle lignée implantée depuis des siècles dans la région. La gouvernante lui avait demandé de venir la seconder quand le maître était tombé gravement malade. Jeanne la courageuse ne comptait pas ses heures en ménage et soins.
Quand il fut de notoriété publique que le prince mourrait dans les deux mois, les habitants de Le Tannos se mirent à rêver… élucubrer… échafauder… Le prince n’avait pas d’héritier et sa demeure était assortie de nombreux hectares plantés de vignes qui donnaient un rosé de Provence servi sur les plus grandes tables de la région, et quelques arpents de chênes truffiers, de lavandes et de safran.
Les courriers de flatterie, vœux de rétablissement, faisaient déborder la boite aux lettres du château.
Le curé déclamait chaque soir son oraison funèbre devant son armoire à glace pour être grandiloquent le jour ‘J’.
La chorale doublait les séances de répétitions.
Le maire avait déjà terminé son article de presse pour que sa gazette locale couvre l’évènement avant le journal régional. Il avait ordonné le fleurissement des massifs.
On s’adressait à Jeanne pour connaître l’évolution de la maladie. On tentait discrètement de la soudoyer pour obtenir quelques visites auprès de l’alité en oubliant qu’on avait rejeté la bâtarde.
Et les semaines s’écoulaient.
Jeanne passait toutes ses journées au château. Le prince l’appelait à son chevet. La présence de la jeune fille semblait être le meilleur remède. De jours en jours, le malade reprenait des forces.
Pour la toute première fois de sa vie, Jeanne sentait son cœur palpiter.
Six mois après (pour faire bref) :
Le prince était totalement guéri,
Jeanne vivait au château où sa mère l’avait rejointe,
Le château résonnait de rires joyeux,
et,
Le curé et le maire mirent leurs discours au feu,
Les habitants hargneux et envieux retournèrent à leur triste condition,
Les fleurs des massifs furent labourées par une horde de sangliers.