Joseph l’innocent

Un petit hameau, le Pied du Col, les toutes dernières maisons avant les cimes, toits de lauzes et murs en pierre, dont une seule était habitée tout au long de l’année, coupée l’hiver du reste du monde. Tout n’était pas rose là-haut. L’eau de la fontaine était glacée, même au cœur de l’été. Il fallait bien pourtant aller s’y laver et remplir les seaux. La terre était aride et caillouteuse.
C’est là que vivait Joseph avec le pépé et la mémé. C’était un grand gaillard bien bâti, un peu simplet,  “l’innocent du hameau “.
Quand il devait descendre à Villar d’Arène pour rapporter le génépi du pépé, on entendait sur son passage : ” Tiens voilà le fada ” et les enfants ” Jojo ! t’es barjo ! “. Il n’aimait pas se mêler, non ! Il préférait les cimes de la Meije qu’il escaladait tel un chamois avec ses brodequins, le Galibier, les balades le long de la Romanche. Il allait pêcher la truite au lac du Pontet.
Le soir, il s’asseyait sur le seuil de la maison et il rêvait. Il rêvait à quoi ? personne n’a jamais pu le savoir. On le disait taiseux.
L’école n’avait pas voulu de lui ; mais lui non plus d’ailleurs. Il avait eu son content de chiffres et de dates emmêlés dans sa tête. Il était dans la lune et voulait y rester.
” Je voudrais bien être bûcheron ” dit-il un jour à pépé. ” va donc d’abord couper les bûches, que le feu va bientôt s’éteindre “. Et Jojo l’innocent obéissait car, son pépé, il l’aimait bien ; sa mémé aussi, elle faisait de bons gâteaux.
Et puis sa mémé, elle lui racontait des histoires le soir, pour l’endormir ou bien quand il était trop nerveux. Elle en profitait pour essayer de raviver des souvenirs. ses parents, sa naissance … en lui caressant tendrement les cheveux :

“Aujourd’hui, c’est le bal du 14 juillet dans le petit village niché dans une vallée du haut Dauphiné. Jeunes et vieux dansent au son de l’accordéon. Paul décide ce soir de vaincre sa timidité qui lui fait monter le rouge aux joues. Il invite la fille de la ferme voisine, là où il aime aller chercher les œufs, faire remplir son bidon de lait et surtout apercevoir Marinette.
Ils ne ratent aucune danse. La musique assourdissante les oblige à se parler très près l’un de l’autre. Ils ont tant de choses à se dire, tant de choses à rattraper. Marinette n’a que 15 ans. Elle termine son année à l’école ménagère du bourg voisin. Paul est en apprentissage à l’usine de tissage qui fournit la majeure partie de la main d’œuvre des alentours. Ils sont heureux et passent ensemble le reste de la nuit sans se soucier de l’inquiétude de leurs parents.
Après ce jour de fête, Marinette guette chaque retour de Paul à la ferme quand il rentre de son travail. Et puis tout est prétexte à se retrouver.
Le temps passe et le ventre de Marinette s’arrondit. Il faut parler aux parents. Il vivront ensemble. Paul a 18 ans. Ses parents sont heureux de la nouvelle. « Elle est courageuse la petite Marinette, souriante et toujours prête à rendre service et elle nous donnera un beau bébé ».
La nouvelle est moins bien accueillie chez les fermiers. Il auraient voulu marier leur fille cadette à un fermier, histoire d’agrandir le bien. «  Le fils reprendra la ferme et Marinette n’aura pas sa place ! ». Mais la faute est commise, il faut réparer !
Après les noces, le couple s’installe dans la maisonnette restée vide après le départ des grands parents. On entre dans cette modeste bâtisse directement dans la cuisine prolongée par la « souillarde », là où mémé mettait à égoutter ses fromage de chèvre ; en face, la « salle » réservée pour les fêtes ; à l’étage, deux chambres. Marinette et Paul vivent chaque jour le bonheur de l’attente de ce bébé qu’ils prénommeront Joseph”.
– Et voilà, dit mémé, c’est toi ce petit garçon
– raconte encore mémé
Et mémé lui répondait : « demain je te raconterai » et Joseph s’endormait.
Mémé recommencera la même histoire mais la suite est bien trop triste :

C’est un bébé en pleine santé. Sa courbe de croissance est satisfaisante. A six mois, Marinette commence à se poser des questions. C’est son premier enfant mais elle se rend bien compte depuis quelques temps que Joseph est un peu trop indifférent à ce qui se passe autour de lui. Il ne regarde jamais personne et fuit les regards. Il ne s’intéresse à rien sauf à son petit jouet musical pendu au-dessus de son lit et pleure dès qu’on l’en éloigne.
Le médecin rassure la maman. Il faut attendre la marche et l’apprentissage du langage.
Mais au fil du temps, l’enfant ne fait pas de progrès. Son regard dans le vague inquiète de plus en plus Marinette. Paul voit uniquement la croissance de son fils. ” tu seras fort comme papa “.
Les parents ne sont plus d’accord. Des disputes commencent à éclater, d’abord concernant Joseph, puis, à tout propos. La communication se ferme et chacun reste dans ses convictions. Marinette ose mettre des mots sur l’attitude de son fils. Elle lit des articles sur les retards de l’enfant, l’autisme, etc. Plus rien ne l’intéresse que l’avenir de petit Joseph. Elle se néglige même.
Paul pense : ” elle se fait des idées, elle ferait mieux d’aller travailler; ses parents pourraient garder Joseph “. Il ne reconnaît plus sa jolie épouse toujours gaie, jolie comme un cœur. La maison ne résonne plus des échos joyeux du couple. Les repas sont vite avalés, ils n’ont plus rien à se dire et n’osent se regarder. Le vase qui accueillait chaque jour un bouquet de fleurs des champs reste vide.
Les années passent et Joseph reste toujours dans un mutisme qui inquiète peu à peu l’entourage des parents. Petit Joseph a maintenant quatre ans. Il ne parle pas, ne rit pas. Il vit dans ce monde étrange où il n’y a aucune communication, son monde à lui, impénétrable.
Le quotidien devient de plus en plus pesant. Et puis petit Joseph a maintenant de grosses colères et ne dort plus la nuit. Les parents sont épuisés et Marinette, très déprimée n’est plus capable de tenir correctement la maison, ne s’habille plus, puis ne s’intéresse plus ni à son fils ni à Paul qui commence à comprendre que son petit Joseph n’est pas tout à fait comme les autres enfants.
Il faut prendre une décision. Ils emmèneront petit Joseph à Villar chez pépé et mémé. L’air de la montagne lui fera du bien. Il changera peut-être. ” Oui, il changera mon fils ” pensait Paul.
La semaine suivante, la petite famille prend la route de Villar. Joseph ne supporte pas d’être attaché et le bruit du moteur lui est insupportable. Il a fallu faire plusieurs haltes pour le calmer avec son jeu musical.
Un froid silence s’installe entre les époux.
Ils arrivent enfin et les grands parents les accueillent avec joie.
Nous sommes au mois de juin. La nature commence à s’éveiller sur ces hauteurs. Il fait encore un froid mais la cheminée réconforte toute la famille. Petit Joseph est si fasciné par le jeu des flammes qu’il ne note pas l’absence de son jeu musical favori. C’est la première fois qu’il se laisse distraire par un spectacle nouveau.
La soirée se passe bien. Mémé lui parle calmement. Joseph se laisse même caresser la joue. Après ce long voyage et l’effet soporifique de l’altitude, il s’endort calmement avec la présence apaisante des grands parents à ses côtés ; Ils sont émerveillés par ce petit garçon en pleine santé. Mémé a aménagé un petit coin pour lui, séparé par un rideau, dans la pièce commune. Il y trouvera son lit et ses quelques jouets.
Marinette et Paul doivent partir avant la nuit. L’enfant est totalement indifférent à ce départ. Il contemple calmement le feu comme s’il avait trouvé là sa vraie maison, son refuge.
Les jours suivants, Joseph eut bien quelques petites colères mais mémé savait le rassurer doucement. L’air de la montagne faisait le reste. Et pourtant, l’enfant était toujours indifférent à toute sollicitation ; à peine donnait-il parfois une petite tape sur le bras de mémé. Il ne soutenait aucun regard et cependant, il commençait à lever les yeux là-haut vers les grandes cimes.

L’amour que portait mémé à son petit Joseph, si différent des autres enfants, lui laissait deviner tout ce qui était bénéfique pour le sortir de sa prison. Elle fouillait dans sa mémoire pour retrouver toutes les belles histoires qui avaient bercées son enfance ; puis elle lui racontait à la veillée. Cependant, elle était triste de ne pouvoir serrer son petit dans ses bras ; il refusait tout contact, hormis une petite tape sur la main. De jours en jours, l’enfant acceptait de participer à la vie simple et paisible dans ce cadre de hautes montagnes. Il passait de heures entières à contempler les cimes, silencieux, immobile sur le banc de pierre. Il acceptait enfin d’échanger quelques mots, et puis, rarement, quelques phrases. Ses grosses colères faisaient partie du passé.
Ainsi les années s’écoulèrent.
Joseph est maintenant un grand jeune homme. Il est toujours distant avec les personnes étrangères mais il communique avec ses grands parents. Aujourd’hui, il a quatorze ans. C’est son anniversaire. Mémé a fait son gâteau préféré, un biscuit de Savoie. Au moment du dessert, pépé s’éclipse et revient avec un chien qui patientait dans la bergerie, un superbe berger des Pyrénées à poils longs. L’animal regarde en direction de Joseph. Il tente des approches avec précaution en reniflant le sol. Son instinct lui dit que son jeune maître doit se faire apprivoiser. Il reste à distance puis tente timidement des petits coups de truffe sur sa main, et Joseph le laisse faire. Pépé et mémé se regardent du coin de l’œil … ils sont maintenant sûrs que ces deux-là ne se quitteront plus.
« ce n’est pas tout ! Mais il faut lui donner un nom », dit pépé. « Balou », répond Joseph qui se souvient d’une histoire. « viens ! Balou ». Le chien ne se fait pas prier et ils dégringolent tous deux, comme deux vieux compagnons, sur le chemin caillouteux en direction de Villar.
Quelle ne fut pas la surprise des gosses du village qui, hier encore, interpellaient Joseph « Jojo ! Le barjo ! », de le voir arriver avec ce beau chien ! Eux, qui avaient coutume de lancer des moqueries de loin, osent s’approcher. Balou se laisse caresser en remuant la queue. Et Joseph attend patiemment, indifférent, le nez dans le ciel. Il n’a plus peur de ces petits garnements ; il n’est plus seul. La présence de son compagnon est en train de changer son rapport aux autres mais il ne le sait pas encore précisément. Juste une impression, un premier pas vers l’autre, une crainte qui se dissipe.
En remontant, Joseph s’arrête à la scierie comme il le fait chaque fois. La routine le rassure et l’accueil est chaleureux dans cette entreprise encombrée d’énormes piles de bois et sentant bon la sciure. Balou fait sensation auprès des employés. Jamais Joseph ne s’attarde, juste un petit « salut ! ».
« viens ! Balou », et tous deux rentrent, heureux.

L’été arrive.
Les cascades endormies se libèrent de leur gangue de glace et jaillissent des rochers. Les névés de l’ubac nous invitent à grimper et goûter la fraîcheur des cimes. Les pâtures, déjà jaunies dans la vallée, regorgent d’herbes grasses et folles, émaillées de fleurs. Les robustes gentianes jaunes illuminent le paysage.
Comme chaque jour, Joseph va remplir ses deux gros bidons à l’eau de la fontaine, son cœur, comme un oiseau, voltige tout joyeux ; et Balou n’est jamais très loin, le museau en alerte pour s’assurer que rien ne viendra troubler leur havre de paix. Mais ce matin, il sent quelque chose de différent, inquiet, il renifle de la truffe. Un peu nerveux, il amorce la descente sur le chemin de Villar puis revient se coller contre son maître. « viens Balou ».Tous deux rentrent très vite. Le temps des vacanciers allait déranger leurs habitudes.
Quelques échos de voix et voilà que déboule, au dernier tournant, un groupe de jeunes filles joyeuses qui viennent envahir le hameau pour un mois de bonheur. Le car les avait laissées à Villar et elles avaient dû traîner leur lourd barda sur le sentier pentu.
Bâti en énormes pierres, le toit en lauzes, Le gîte les attendait. Une seule porte, une seule étroite fenêtre, pour ne pas frayer un chemin au vent glacial de l’hiver ; une immense cheminée dans la pièce principale au sol en terre battue ; Par une échelle de meunier branlante, on atteint le premier étage, fleurant bon le foin, où seront installés les lits de camp récupérés d’un surplus militaire : voilà le décor dépouillé de cette maison du dernier hameau avant les cimes. Les adolescentes se l’approprient très vite et sortent sur le « boulevard du pied du col » ainsi nommé par le groupe de garçons qui les a précédées. Le soleil est ardent et l’ombre fait frissonner. C’est le contraste brutal à cette altitude qui assomme les premiers jours. Point besoins de berceuse ce soir : l’aventure commencera demain.

Le lendemain, Joseph, craignant les ados-envahisseuses, s’était levé dès potron-minet pour sa corvée d’eau puis avait disparu pour une belle randonnée en remontant le lit de la fougueuse Romanche aux eaux d’un blanc bleuté et laiteux. Éperdus de bonheur, on eût dit que Balou et son maître montaient vers les étoiles en grimpant dans ce paysage somptueux du parc des Écrins, jusqu’à la source de la rivière.
Les filles, pour ce premier jour, s’étaient donné quartier libre. Après un solide petit-déjeuner, dont les composants avaient été largement collectés auprès des mères généreuses et attentives, elles partirent à la découverte de la fontaine aux eaux glaciales des plus revigorantes. Le hameau résonna soudain de cris aigus plus forts que ceux des choucas en détresse. La toilette fut vite expédiée tant l’eau fouettait le visage.
Incorrigibles citadines, elles n’ont pas résisté à dégringoler jusqu’au village. Elles, qui se vantaient de venir chercher l’ivresse des cimes, avaient vite découvert un autre plaisir, ce qui deviendra un cérémonial durant tout le camp : un petit verre (ou deux !) de génépi dans le seul bar minuscule du Villar !
Elles remontèrent au gîte, chargées de quelques provisions, encore plus gaies qu’à la descente. L’elixir leur avait donné des ailes.
En arrivant, Nanou la timide prit sa guitare, s’installa contre le vieux mur et commença à gratter son répertoire : Brassens, Le Forestier, Duteil, sans oublier l’incontournable « jeux interdits ». Trois maisons plus loin, Joseph, rentré de sa randonnée, avait tendu l’oreille dès les premières notes. Il osa s’approcher :
– beau !
– merci. Bonjour, comment tu t’appelles ? Moi, je m’appelle Nanou !
– moi Joseph ! beau !
Le regard émerveillé et puéril du garçon contrastait avec son corps vigoureux nourri à l’air de la montagne. Nanou, d’un geste, l’invita à s’asseoir et lui posa doucement la guitare sur ses genoux. Elle ignorait que, ce jour-là, Joseph venait franchir une étape dans la communication avec le monde qui l’entourait et dont il ignorait les codes. La musique avait réveillé en lui le souvenir de son petit jeu musical, si efficace contre ses angoisses de nourrisson. Il était rassuré.
La vieille dame, à demi cachée dans l’encoignure de sa porte d’entrée, regardait la scène, l’œil tendrement humide.

Les jours suivant, Joseph arrivait dès qu’il percevait les premières notes de guitare. Balou, moins timide que son maître, avait vite compris les avantages qu’il pouvait retirer de ce groupe de jeunes filles ; quelques friandises l’avaient définitivement conquis. Il se prêtait volontiers au jeu des caresses et distribuait quelques « lêchouilles » pour montrer sa joie. Il était, en quelque sorte, le porte-parole de Joseph en matière d’émotions.
Ce soir, Nanou était avec sa guitare sur le banc. Joseph s’approcha. Il venait de rendre de menus services à ses grands parents. Pépé lui disait souvent avec un bon sourire : « avant de s’amuser, il faut gagner le pain ! », comme il se répétait à lui-même depuis toutes ces années de dur labeur.
Les deux filles, de corvée de cuisine, avaient préparé une soupe aux orties. Une suave odeur s’échappait de la fenêtre et se répandait au-dehors. Puis elles allèrent rassurer la grand’mère :
– « ne vous inquiétez pas si Joseph souhaite rester avec nous ce soir pour la veillée »
Mémé les remercia :
– « depuis qu’il a découvert cette belle musique, mon Joseph semble heureux et calme. C’est un bon et solide montagnard. Il acceptera peut-être de vous accompagner dans vos randonnées. Avec lui et Balou, vous serez en sécurité ».
Tandis qu’elle parlait, elle remplissait, pour leur repas, un panier de picodons, séchés et bleuis dans un pot en grès. Ces petits fromages avaient emprisonné toutes les senteurs des foins mêlés de fleurs et des buissons épineux lorsque Pépé accompagnait ses chèvres par les chemins.
Joseph suivit les filles sans se faire prier dans la salle où crépitait un feu dans la monumentale cheminée en pierre. La soupe et les picodons furent engloutis. Les conversations allaient bon train. Joseph captait tous ces mots familiers qui étaient son quotidien : sentier, montagne, névé, randonné… Il se sentait bien !
Puis Nanou prit sa guitare. Elle faisait sonner des nuances délicates et puissantes que sans cesse elle affinait. Elle enrichissait les chansons populaires d’improvisations faites de savants arpèges. Joseph, aux anges, aurait pu l’écouter toute la nuit.
Balou somnolait près de la cheminée, l’oreille attentive.

Mais il était temps d’aller dormir pour inventer un nouveau lendemain.

Mémé au grand cœur avait compris que Joseph sortirait difficilement de cet enfermement. Son seul souci était de l’entourer d’amour sans rien attendre si ce n’est le bien-être de cet enfant. Elle venait de découvrir l’effet magique que produisait la musique sur lui. Depuis quelques nuits, elle n’entendait pas ces mouvements répétitifs quand Joseph, dans des périodes de tension, se cognait la tête contre le mur pendant de longues heures.

Ce soir mémé ne raconte pas d’histoire. Elle lui parle :

– « tu sais Joseph, je veux te dire que je suis fière de toi. Tu es un solide montagnard. Et je suis sûre que toi et Balou, vous pourriez emmener le groupe de jeunes dans vos coins préférés. Tu connais la montagne mieux que personne.

– « musique ? »

– « Nanou ne pourra pas emmener sa guitare, mais elle pourra jouer en rentrant ».

Joseph laisse apparaître un petit sourire-rictus et tapote sa mémé, signe qu’il avait compris et était d’accord.

– « elle a l’air gentille Nanou ! »

– « gentille ! Nanou ! ». répète Joseph en tapotant à nouveau Mémé sur le bras, l’épaule, la main, presque comme des caresses … Il laisse mémé lui poser un baiser sur le front …

La vieille dame venait de gagner une autre partie. Elle marmonna, plusieurs fois, lentement, la gorge serrée, comme une invocation psalmodiée, le vers qu’elle avait lu dans son petit almanach ; [au fond de ton esprit laisse entrer la lumière].

Cette nuit, un vent puissant a réveillé la tuile à loups, celle qui gémit habituellement en plein hiver. Au petit matin, la montagne a décidé de se mettre en colère avec l’aide des éléments déchaînés. Spectacle dantesque, sons et lumières à l’intensité décuplée … grand art sublimé de la pyrotechnie, sans entracte … symphonie pour contrebasse, basson, batterie et grosse caisse, avec soli de cymbales … Les roulements sinistres se répondent de cimes en cimes avec des échos lugubres de Te Deum. Le ciel malmené, zébré de feu, jette aux quatre vents son hymne d’agonie et dans sa déchirure, déverse des trombes d’eau.
A l’abri derrière la fenêtre, les filles, hypnotisées, regardent le spectacle puissant, époustouflant.
Et brutalement tout s’arrête, tout redevient calme comme si rien n’avait existé. Les instruments sont rangés pour une prochaine représentation cacophonique … Dehors, l’eau ruisselle encore. La terre fume sous le soleil qui, déchu pour un temps de ses droits, retrouve sa suprématie et signe autoritairement le mot « fin ». Il plane un parfum de foin, d’herbes folles et de terre mouillée. Les sommets, coiffés d’un petit nuage, réapparaissent pour nous inviter à des rêveries d’escapade.

L’orage d’hier a purifié le temps. La randonnée va pouvoir être programmée, ce qui réjouit mémé. Elle y a vu là une l’occasion de donner une responsabilité à Joseph. Il sera guide pour le groupe de vacancières dans cette montagne qu’il aime tant. Quand elle a une idée derrière la tête, elle va jusqu’au bout ! et quand il s’agit de son petit fils, elle se sent capable de déplacer la Meige ! Elle dépasse rarement le pas de sa porte. Elle a bien assez à faire pour nourrir ses hommes et s’occuper des bêtes, mais aujourd’hui, c’est décidé, elle va rencontrer les filles, à trois maisons de là.
Intimidée par le groupe de citadines elle marmonne : « je vais tout de même ôter mon tablier pour aller voir les demoiselles de la ville »
Mireille, la grande, la raisonnable, celle dont la présence dans le groupe rassure les mamans, vient à la rencontre de la vieille dame qui lui explique son affaire :
– bonjour, j’ai proposé à Joseph de vous accompagner dans la montagne qu’il connaît comme sa poche et il est content. Seriez-vous d’accord ?
– quelle bonne idée, nous avons justement programmé une balade. Rendez-vous demain à 6 heures.
– c’est parfait. Je vous laisse. J’ai bien à faire ! Avec les bêtes, et tout !
Et mémé rentre, toute guillerette pour annoncer la bonne nouvelle à Joseph :
– demain, tu seras le guide. Vous partez à 6 heures
– de l’eau mémé ?
– mais non, grand nigaud, ce soir ça suffira ! les bidons sont encore pleins. Si tu crois que je n’ai rien vu ! Depuis que tu as entendu la guitare, tu ne perds pas une occasion pour passer devant le gîte, et Balou aussi connaît le chemin ! Allez, va vite mains ne reste pas trop longtemps, Pépé veut que tu l’aides à faucher le regain, l’herbe est déjà ressuyée.
Au gîte, les filles sont en pleins préparatifs pour le lendemain. Dix sacs encombrent le chemin et se remplissent méticuleusement. Il faut être prévoyant en montagne. On part en tenue d’été mais il ne faut pas négliger le vent d’altitude qui cingle ; et comme disent les anciens ‘’il n’y a pas de mauvais temps, juste de mauvais équipements’’. Le temps peut changer sans avertir.
Mireille et Cathy, les plus grandes, chargent dans leur sac le ravitaillement pour un solide pique-nique.
Joseph et Balou se sentent un peu de trop dans tout ce remue-ménage et repartent, déçus.
Ce soir, après le souper, il y aura une soirée mystère au gîte. Ce n’est pas tous les ans qu’il y a une petite nouvelle et l’occasion est trop belle : Elles vont initier Chantal, la plus jeune, à la chasse au dahu, la préparer, lui donner toutes les informations utiles pour cette nuit de frayeur …

Un petit en-cas fut vite expédié car l’organisation de la randonnée ne leur avait pas laissé le temps de cuisiner. La soirée ne devait pas s’éterniser.
Assises en cercle dans la pièce commune, Mireille prit la parole :

– Chantal, ce soir, on va te parler du dahu

– c’est quoi ?, dit Chantal intriguée

petits rires sous cape dans l’assistance …

– le dahu est un animal étrange et solitaire. On ne peut le voir qu’en pleine nuit, au-delà de la forêt, sur les pentes escarpées. Il a deux pattes latérales plus courtes, soit à gauche, soit à droite, ce qui l’oblige à avancer toujours dans le même sens, sans jamais faire volte-face au risque de se fracasser sur les rochers.
Il y a deux ans, on a cru l’apercevoir. Une forme sombre se tenait debout et regardait le ciel. Mais nous avons été déçues quand elle vira lestement sur le sentier. Ce ne pouvait être le dahu.

– il est dangereux ? Demanda Chantal

Cathy prit la parole, avec ses envolées lyrique empruntées aux poètes :
– un randonneur raconte qu’il s’est trouvé, seul, en pleine nuit, face à face avec un dahu, et … c’est là le danger ! car le dahu ne pouvant se sauver, il devient agressif. Grrr ! Grrr !L’homme le vit, menaçant, sans mouvement, les yeux pleins de pourpre et d’éclairs, l’homme et la bête au bord vide. Et là, ma petite Chantal ! voir un instant l’abîme, avant que l’on y sombre !, tu entrevois ta dernière heure arriver … Lui, en a réchappé, mais d’autres ne sont jamais revenus … des imprudents sans doute, mal équipés ou trop bruyants. Ils n’avaient pas dû obéir aux consignes strictes : ne pas l’approcher de trop près, garder le silence à son approche, toujours garder avec soi : une lampe de poche, un couteau, une boussole et un bâton, et, surtout, porter des vêtements sombres et …

nouveaux petits rires étouffés

– Ce n’est pas drôle ! j’ai un peu peur, je n’ai pas envie d’y aller, dit Chantal, la gorge serrée et les yeux mouillés.
Chantal est toute jeune, à peine sortie de l’enfance. On avait envie de la protéger et non l’effrayer ; l’une de celles qui sont écartées lorsque les grandes se chuchotent des histoires de … grandes … Mireille reprit alors la parole :

– ne t’inquiète pas, Cathy exagère toujours. Si tu veux être une vraie montagnarde, il faut avoir chassé le dahu au moins une fois dans ta vie. Tu me connais, tu sais que nous prendrons des précautions pour rentrer toutes entières. Au bar du Villar, des gens du coin nous ont dit que, cette année, les conditions étaient favorables pour l’apercevoir, et peut-être même le prendre en photo !
Tu nous fais un petit concert Nanou ? Et puis on ira se coucher car demain, réveil à 5 heures pour la randonnée.
Léa, n’oublie pas de mettre ton harmonica dans ton sac. Joseph sera content.

Et les notes de guitare rebondirent sur les vieilles pierre.
Puis elles grimpèrent dans le grenier par l’échelle de meunier, en évitant les deux marches branlantes, pour rêver dans les senteurs de foin.

A quelques pas de là, dans une maison endormie, le sac à dos de Joseph, bien garni par Mémé, attendait près de l’entrée.

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