Je n’avais plus qu’une question, mais quelque chose en moi refusait d’aborder le sujet. Je me forçai donc à prononcer ces mots : 

– Et… La mer ? 

Cette fois-ci, elle me regarda bien en face et répondit : 

– Suis ton instinct. 

– Mon instinct me dit de fuir sans me retourner et je ne comprends pas pourquoi. 

Elle haussa les épaules. 

– Je n’en sais pas plus que toi, Eli. Quand je suis arrivée, une autre âme m’a dit exactement ce que je te dis là. Peut-être qu’un jour c’est toi qui répétera ces mots à une nouvelle venue, et tu n’en sauras pas plus qu’aujourd’hui. 

Nous retournâmes près des autres âmes et, cette fois, je fis l’effort de retenir leur prénom. Une d’entre elle, particulièrement, se moqua ouvertement de Fred, des mystères qu’elle entretenait et de ses propos circonspects. Dans cette atmosphère solennelle cela me fit rire et nous parlâmes jusqu’à ce que le ciel s’assombrisse. Elle s’appelait Alex. 

A partir de ce jour, une véritable amitié naquit entre elle et moi et il était rare de ne pas nous voir ensemble. Alex me permettait aussi d’éviter de penser à la mer qui ne quittait cependant jamais mon esprit. Parfois, l’angoisse que j’avais ressentie le premier jour face à ses vagues revenait progressivement en moi. Dans ces moments-là, je voulais fuir, mais il n’y avait nulle part où aller, nous étions condamnées sur cette île pour l’éternité. J’avais l’impression d’être la seule âme à ressentir une peur si profonde pour la mer, mais peut-être le cachaient-elles mieux que moi. 

Je pensais ma peur irrationnelle et c’est pour cette raison que lorsque la première disparition survint, je ne pensais pas tout de suite que c’était la faute de la mer. Un matin, nous nous réveillâmes et une des âmes s’était évaporée pendant la nuit. Lorsque je posai la question, on évita mon regard et je n’obtins aucune réponse. Même Alex m’incita à ne pas insister. Mais au bout de la troisième disparition, mon besoin de savoir devint plus fort que ma prudence. Toutes les disparitions avaient lieu la nuit, je décidai donc de ne pas dormir jusqu’à ce que je découvre la vérité. 

Les premières nuits furent infructueuses : rien ne se passait ou je m’endormais avant le lever du jour. 

Mais une nuit, alors que mes yeux se fermaient lentement, j’aperçu du mouvement du coin de l’œil. Une âme, brillant de son aura verte, se leva et se mis à fixer les remous de l’eau. Bien qu’elle fût immobile, je trouvai son comportement étrange : personne sur l’île n’osait regarder la mer si longtemps. Elle, pourtant, ne détournait pas les yeux. Rassemblant mon courage, je suivis son regard, mais il n’y avait rien, à part la présence dérangeante de la mer. 

Alors, un pas après l’autre, l’âme avança, se rapprochant du bord de l’eau. Lorsque ses pieds s’enfoncèrent dans le sable mouillé, des frissons me parcoururent l’échine. Lorsque les vagues lui léchèrent les pieds, je me levai d’un bond. Lorsqu’elle s’enfonça dans l’eau, ma bouche s’ouvrit en un cri silencieux. J’étais incapable de bouger. 

L’eau lui monta le long des jambes, dépassa ses hanches, recouvrit ses épaules. De là où je me trouvais, j’apercevais son profil et son visage paraissait calme, apaisé. Elle fit une brasse, deux, et, à la troisième, sa tête s’enfonça sous l’eau. Mes yeux s’agitèrent en tous sens, essayant de repérer un indice sur l’endroit où elle allait réapparaître. Mais les ondulations de l’eau se calmèrent. La nuit était sereine, les vagues emplissaient l’air de leur litanie abrutissante et l’âme verte ne revint pas à la surface. Ce fut la dernière fois que je la vis. 

Partie 1 : La mer – Partie 1 @Sewen

Partie 2 : La mer – Partie 2 @Sewen

Partie 4 : La mer – Partie 4 @Sewen

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