La nuit était sereine, les vagues emplissaient l’air de leur litanie abrutissante et l’âme verte ne revint pas à la surface. Ce fut la dernière fois que je la vis.
Je ne parlai pas de ce que j’avais vu aux autres. Je pense que beaucoup en avait déjà était témoin et avait décidé, tout comme moi, de ne pas le partager. Pas parce que je désirais leur cacher, mais parce que je ne savais comment l’expliquer. Cependant, Alex s’aperçut de mon changement d’humeur. J’hésitai, puis lui révélai tout, surtout la peur qui était née en moi cette nuit-là et qui vivait à présent dans mon esprit :
– Toutes les âmes ont peur de la mer, mais son visage était calme… Comme si elle était hypnotisée.
Alex ne répondit pas. Elle aussi paraissait inquiète. Je continuai :
– Une par une, elle va toutes nous obliger à nous enfoncer dans ses eaux pour ne jamais revenir.
– Maintenant, on sait. On peut combattre peu importe ce qu’elle nous met dans la tête.
Ma lèvre inférieure trembla.
– J’ai peur d’être la prochaine âme à partir. Je ne sais pas si je pourrai l’affronter.
– Je serai là pour t’aider. Même si elle t’entraîne au fond de l’eau, alors au fond de l’eau, j’irai nager, pour te récupérer.
Je pris une grande inspiration et lui rendis son sourire. J’avais toujours peur, mais au moins l’avais-je à mes côtés.
Après ça, il n’y eut plus de disparition pendant un moment, à croire que la mer savait ce que j’avais vu cette nuit-là et qu’elle voulait me leurrer dans un faux sentiment de sécurité. Malheureusement, son plan fonctionna. Au bout d’un certain temps, à part des cauchemars de noyade qui me réveillaient brusquement durant la nuit, mon esprit me torturait de moins en moins. Je ne sentais plus les battements de mon cœur s’accélérer sans aucune raison et mes pensées partir dans un tourbillon pessimiste.
Alex et moi dormions toujours côte à côte. Depuis ma découverte, mon sommeil était devenu léger et fragile. Ainsi, lorsque je la sentis bouger près de moi, j’ouvris les yeux lentement. Quand je m’aperçus de son absence, je me redressai et l’aperçus au bord de l’eau. Je fronçai les sourcils et l’interpellai :
– Alex ? Tout va bien ?
Mais elle ne se retourna pas. Comme si je revoyais une scène que j’avais vu déjà cent fois, je la vis faire un pas en avant et rentrer progressivement dans l’eau. A peine l’écume avait-elle touché son pied que je bondis vers elle. Mais à quelques centimètres du bord de l’eau, je m’arrêtai. Afin de la rejoindre, je devais entrer dans l’eau, mais je m’en sentais incapable. Je redressai la tête.
– Alex ! Revient !
Mais elle ne m’entendait pas. Lorsque la mer lui arriva aux hanches, je pris mon courage à deux mains et la suivis. La sensation de l’eau froide sur mon corps me provoqua des haut-le-cœur. Je ne désirais qu’une chose : sortir, immédiatement. Mais je restai et continuai d’avancer. J’arrivai enfin à son niveau et lui agrippai le bras.
– Alex ! M’écriai-je.
Elle se tourna vers moi mais son regard sembla me passer au travers.
– Tout va bien, chuchota-t-elle.
Elle se détourna et continua d’avancer, se dégageant de mon étreinte. J’essayai à nouveau de l’arrêter mais je trébuchai. Lorsque je me redressai, elle s’éloignait déjà de moi à la nage. Elle fit une brasse, deux, puis plongea. Je hurlai mais elle ne reparut pas.
Soudain la vision que j’avais eu le jour de mon arrivée me revint en mémoire. Je savais que si je plongeais, je me noierais. Pourtant. N’était-ce pas ce qu’elle aurait fait ? Nager jusqu’au plus profond de la mer juste pour me ramener sur le rivage ?
Je pris une grande inspiration et plongeai à mon tour.
Alors qu’elle avait attiré mon amie à elle, la mer semblait vouloir me rejeter. J’utilisai toute mes forces pour lutter contre son courant et m’enfoncer toujours plus profondément. L’eau m’enserrait le corps et l’obscurité m’emprisonnait. Je devais remonter à la surface mais je ne voyais toujours pas Alex.
Je continuai, encore et toujours plus profondément et, soudain, j’aperçus une lueur. Plus je m’approchais, plus elle grossit, jusqu’à faire la taille d’une large porte. Devant, se trouvait Alex.
Je voulu tout d’abord l’agripper, la secouer pour m’avoir fait une telle frayeur et la ramener à la surface. Mais la peur quitta mon esprit, comme chassée par la douce lumière qui se dégageait de la porte. Sur l’île, j’avais ressenti de l’apaisement. Ici, c’était bien plus. J’avais conscience du choix qui s’offrait à moi.
J’étais parfaitement libre de remonter, de passer des années, des décennies sur l’île. D’accueillir les nouvelles âmes et de faire mon deuil de celles qui disparaissaient. De stagner, finalement, dans ce lieu entre deux mondes, entre vie et mort.
Ou je pouvais franchir cette porte. Je ne savais pas ce qui m’attendait derrière, mais je savais que je n’y trouverais nulle peur, colère ou tristesse. Je pourrai accepter de ne jamais retrouver mon corps ni mes souvenirs. Accepter ma mort.
Je me tournai vers Alex et nos regards se rencontrèrent. La lumière du portail se reflétait dans ses yeux, leur donnant une couleur ambrée. Elle me sourit, je souris moi aussi. Elle tendit le bras vers moi et nous nous serrâmes les mains, les doigts entrelacés. Puis nos paumes se séparèrent. Elle avança vers la porte et la traversa, disparaissant dans sa lumière.
Je restai encore quelques secondes, flottant entre deux courants. Je tournai les yeux vers la surface et battis des pieds pour remonter plus vite.
Ce n’était pas encore mon heure. La mer ne m’avait pas encore appelé à elle.
Fin.
Partie 1 : La mer – Partie 1 @Sewen
Partie 2 : La mer – Partie 2 @Sewen
Partie 3 : La mer – Partie 3 @Sewen
J’ai suivi avec plaisir tous les épisodes. Vous avez su sublimer ce fameux “passage” et en faire un récit qui nous tenait en haleine. Bravo
Merci, je suis contente que ça vous ait plu.
Je joins ma voix à celle de Mélanie pour vous dire mon grand plaisir de lecture renouvelé texte après texte.
Une vraie belle nouvelle ! (J’ai lu les quatre parties bien sûr)
Pleine d’idées originales, souvent paradoxales, intrigantes et même dérangeantes. La narration est fluide, assez bien maîtrisée (mais peut être améliorée ?).
Le style, cependant, me semble assez banal (mon ressenti…). Manque d’audace ? C’est un peu comme s’il n’était pas “à la hauteur” des idées, de la pensée, de l’intention…
En tout cas une chose est certaine à mes yeux : c’est vraiment, vraiment, un texte qui mériterait d’être retravaillé* !
Surtout, ne vous découragez pas. De mon point de vue, vous possédez déjà l’essentiel : la capacité (…) de vous distancier de votre sujet (et vos personnages) pour mieux pouvoir l’embrasser ; plus librement, avec plus d’indépendance…
Merci de nous avoir partagé ce beau texte.
* également pour la grammaire… (choix “passé simple” vs “imparfait” notamment…)
Merci pour votre retour @Guillaume du Vabre ( @algo ). Pourriez-vous développer certaines de vos critiques ? Lorsque vous parlez d’idées “paradoxales” par exemple ? Et pour la grammaire, auriez-vous des conseils, pourriez-vous m’en dire plus ? Pour le style, je pense que cela viendra avec l’expérience.
Hello Sewen 🙂
Ce n’était pas un “retour”… Juste un commentaire critique 😉
D’habitude je n’explique pas mes commentaires en ce sens que ce ne sont que “mes” ressentis ; libre à chacun de les partager, ou non. Les expliquer, c’est à mes yeux déjà s’engager dans un processus de justification et c’est, en conséquence, leur donner un statut qu’ils n’ont pas (…).
Bon, je fais une exception pour vous (une fois)…
“…des idées…paradoxales…” → “…La nuit était sereine, les vagues emplissaient l’air de leur litanie abrutissante…”: la sérénité associée à la litanie…abrutissante ! Ce dernier adjectif, qui à mes yeux crée presque un oxymore avec litanie crée en tout cas un paradoxe avec la sérénité. (Et j’aime cette atmosphère paradoxale que vous créez ainsi !)
Ce n’est qu’un exemple (le premier qui me tombe sous la main), mais si vous relisez les quatre parties, vous en trouverez plusieurs autres…
Quant à la grammaire, eh bien mais il faut relire je crois… La relecture vous montrera des “suivit” qui devraient être des “suivis”, des terminaisons en “ai” qui devraient être “ais” et vice-versa, etc.
Pour ce qui est de l’usage “passé simple”/”imparfait”, eh bien le plus simple est de taper “passé simple vs imparfait” dans Google ? (Il y a quelques règles à respecter quand on combine les deux…, et surtout : il y a toujours un choix à faire!)
(Vous voyez, mon commentaire avait vocation à attirer votre attention sur quelques points à travailler, et là, j’ai l’impression de faire “le prof” !…)
Pour le style : je partage votre avis… avec une petite nuance. Certes, l’écrivain mûrit son style en écrivant (l’expérience donc), mais… quel style ? N’y a-t-il pas, là aussi, des choix à faire ? Et j’ajouterais : un écrivain doit-il choisir un style? Ne peut-il (ne doit-il ?) être capable d’adapter, de choisir un style, le style le mieux adapté au projet littéraire en cours?
En tout cas, quand nous avons conçu l’Algoscriptor (donc les algodéfis), nous avons pris cette idée en considération…
Bien cordialement,
Guillaume
Merci beaucoup pour vos explications ! J’ai vraiment à cœur de m’améliorer donc vos critiques (pas seulement les vôtres, celles de tout le monde) comptent pour moi, merci d’avoir pris le temps de m’expliquer ce que vous vouliez dire.
Super ! Alors, à l’occasion, je ne manquerai pas de commenter. En même temps, n’oubliez pas que vous avez le droit de ne pas être d’accord avec mes “analyses” (…), et d’y répondre !(“droit de contre critique” ?) Moi aussi j’ai envie d’améliorer mes critiques 😉
C’est toujours aussi fascinant… Personnellement, j’aime le choix d’une narration au passé-simple car cela donne de la distance, cette distance qui me semble nécessaire pour participer au mystère. C’est (peut-être) plus les débuts de phrase à la première personne qui me perturbent dans cette partie, car je me sens presque plus dans un témoignage que dans une histoire … mais comme le dirait @Guillaume du Vabre ( @algo ) 🙂, c’est mon ressenti. J’aime énormément votre nouvelle! Merci