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La petite fille qui ne voulait pas grandir

Pour tout vous dire, et tenter de me dédouaner de mon fichu caractère, je dois vous confier que j’allais démarrer dans la vie avec un lourd handicap pour tenter d’atteindre une certaine harmonie. J’étais le fruit de deux mondes qui n’auraient jamais dû se rencontrer. Mon expérience m’a vite enseignée in situ les nuances de la langue française ; à savoir, la différence fondamentale entre la soupe et le potage.

– Chez pépé et mémé, nous mangions, avec des grands « frutt » la soupe écrasée grossièrement à la fourchette. La cuisinière noire, bois-charbon, ronronnait en diffusant sa douce chaleur. Nous avions le droit de parler et raconter notre journée. Leur maison jouxtait la nôtre et l’accueil y était permanent.
C’est pépé qui avait épluché les légumes. Il fallait bien l’occuper. Son activité principale consistait essentiellement à tirer sur sa pipe ou bien à marteler de ses cinq doigts, pendant des heures sur le rebord de la fenêtre, un rythme monotone propre à endormir Rip le chien, toujours à ses pieds.
L’après-midi, pépé et sa casquette partaient en enfourchant un vélo ancestral, la tête haute, le fessier débordant largement de la selle. Arrivés dans son pré, lui, regardait pousser ses arbres … en tirant encore sur sa pipe éteinte. Et mémé avait le champ libre pour inviter ses amies. L’ancienne accoucheuse, femme tout en rondeur et en douceur, arrivait souvent la première. La bibliothécaire bénévole entrait avec des livres qui parlaient d’amour, sujet favori des lectures de mémé, entre la bible, le missel et les livres de cuisine. Madame Krhunn krhunn venait rarement. Je l’avais surnommée ainsi car toutes ses phrases étaient rythmées par ce bruit causé par un encombrement permanent de son nez ou peut-être de sa gorge… ou des deux. C’était une petite femme sombre et sèche qui jouait les mondaines. Sa fantaisie se résumait à une superbe canne au pommeau doré qu’elle caressait en croquant un biscuit sec.
Je me joignais parfois à ce groupe, tableau chaleureux de mon enfance.

– Chez papé et mamé, dans la salle à manger qui fleurait bon l’encaustique, le souper commençait par un potage ou un consommé dans un froid silence, dégusté doucement, à petites gorgées, eu égard aux coutumes des gens bien nés. Nous gardions un mutisme complet qui aurait pu nous faire passer pour des demeurés mais qui nous donnait l’avantage de ne pas être fusillé par le regard noir de l’honorable ancêtre ; Quant à mon père, il préférait se taire pour ne pas récolter les divers sarcasmes de beau-papa ou l’œil frisé et moqueur de belle-maman.
Papé sortait de son bureau à 19 heures pile. Sa tendre épouse, totalement dévouée aux tâches ménagères, n’était jamais en retard au rendez-vous. Son agitation fébrile devant les fourneaux pour respecter cette ponctualité lui avait mis du rose aux joues. Elle posait le premier plat au centre de la table à 19 heures pile, victorieuse, ayant une fois de plus réussi l’exploit d’une ponctualité propre à satisfaire les exigences du maître de maison. A cet instant, elle aurait pu se passer de notre présence tant elle cherchait, mi angoissée, un signe de satisfaction dans le regard de son homme.
La distance qui nous séparait n’était pas la seule raison de nos rares visites…

De ce mode de vie diamétralement opposé entre mes ascendants, j’en ai gardé comme un relent d’amertume qui empoisonna toute ma vie. La cacophonie des relations entre adultes me perturbait.
Incompréhension entre aïeuls des villes et aïeuls des champs… Ennemis intimes qui n’avaient pas d’autre choix que de feindre le bonheur de retrouvailles lors des quelques réunions de famille à l’occasion de naissances, fiançailles, mariages ! et de jouer la compassion lors des soucis, misères et enterrements !

Décidément le monde des adultes n’était pas fait pour moi. Les barrières sociales au sein d’une même famille ont nourri ma révolte et du haut de mes dix ans, je regardais d’un œil critique cette comédie humaine orchestrée par des gens dont on me disait qu’ils étaient respectables. Faire bonne figure avec doucereuse diplomatie m’était un exercice hors de mes compétences.

Je pris donc la ferme résolution de ne jamais grandir.

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