« Une visite de condoléances est cruelle. La famille en deuil, lasse de pleurer, se reprenait à vivre. Rappelée au devoir de la douleur, il lui faut rouvrir sa blessure pour se montrer aussi triste que le visiteur est ému.» écrivait Eugène Marbeau.

Là, c’était plus qu’une visite de condoléance, on aurait dit une fête. Une fête à la mémoire denotre amie décédée, car sa soeur aînée (elle en avait six, elle était l’avant dernière)avait fait les choses en grand.

Khadija avait tout prévu, albums photos, buffet, boissons, livre d’or.

Content-e-s que nous étions de nous retrouver en dépit des circonstances, nous occupions le grand appartement parisien avec nos embrassades, nos rires et nos larmes, nos souvenirs émus.

Raconter, vite et fort, nos derniers souvenir d’elle, cette femme qui n’avait pas atteint ses trente ans, ravagée par un sida inoculé par “le premier homme de sa vie”.

Elle l’avait appris alors qu’elle avait trouvé le deuxième, après s’être douloureusement extraite d’une histoire de plusieurs années de maltraitance, passée sous le joug des addictions et de la perversité narcissique de cet homme qui avait dévoyé sa jeunesse fertile et ombrageuse.

Il avait un jour appelé sa soeur préférée pour lui cracher au téléphone que “ta soeur, tu peux lui dire qu’elle a le sida!”. C’était au début des années 80, et la déclaration valait arrêt de mort.

S’en était suivi un long combat…Pour tenir son poste d’institutrice, pour se fournir en anti viral première génération en faisant la queue devant les guichets de l’hôpital µSaint-Antoine, malgré la faiblesse, malgré les horaires de travail, malgré la détresse.

Car durant plusieurs années, elle n’avait rien dit, Chaffia, craignant (elle me l’a dit lors de l’Aveu) que ses soeurs ne veuillent plus lui confier la garde de leurs enfants (“Tu es sure?… “Je suis certaine”).

Et nous, ses amies, de nous extasier sur sa spectaculaire perte de poids…Qui fut suivie de celle de ses cheveux luxuriants, de celle de la vie vrombissante en oeil cave et joues creuses, sa peau se changeant peu à peu en parchemin. Elle m’ont reproché ce soir là, les maies, de ne pas les avoir mis dans la confidence. Je l’ai compris Ô combien. Priver les proches de l’adieu, du soutient que j’ai pu lui manifester, des derniers échanges sur le ciel et l’enfer, des dernières manucures…

Mais qu’y pouvais-je? Elle m’avait fait promettre. Et puis, au milieu du tourbillon de la fête en son honneur, je l’ai vue. On eut dit que j’étais la suele, qu’elle était invisible ou s’était rendue telle. Assise dans un coin, sous une fenêtre contre les lambris, sa mère. 

Une vieille coiffée d’un foulard berbère sous lequel se dessinaient ses tatouages traditionnels, les yeux tristes et les lèvres parfois animées d’un sourire esquissé à l’audition d’une remarque dans l’assistance, ou d’un souvenir connu d’elle seule.

Je la connaissais pour l’avoir rencontrée et côtoyée à l’hôpital, au chevet de sa fille.  Je me suis même souvenue des réflexions de Chaffia la concernant : “Je lui ai dit : mais pourquoi tu t’habilles et tu te tiens comme une pauvresse?”… Ce soir là, j’ai compris, mais je la trouvais digne, aussi, la vielle assise par terre.

Alors je me suis penchée, lui ai demandé comment elle allait, si elle voulait un verre d’eau. Elle a sourit, et m’a dit oui.

 
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