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Le cahier
Une atmosphère poisseuse, des odeurs de graisses brûlées, la crasse et le vacarme emplissaient la taverne. Dans l’un des coins, assis à une table faiblement éclairée, un homme écrivait.

Pascal, le patron du bar « les amis » raconte :
« Il était là, comme chaque soir, la tignasse en broussaille, un peu grisonnante, le regard sombre, ses vêtements défraîchis. Je lui avais servi une soupe et un verre de vin. Très rarement, il s’autorisait un menu complet. Nous échangions peu de mots, le strict nécessaire ; et je me suis souvent demandé, sans jamais oser lui demander, pourquoi ce solitaire éprouvait le besoin de se fondre dans ce brouhaha qui le laissait imperturbable.
Son repas vite avalé, il se penchait sur son cahier et écrivait, indifférent à toutes les conversations des habitués. Rien ne semblait le distraire de sa tâche. Il levait parfois la tête, le regard perdu dans le vague, puis il recommençait à écrire sans relâche, comme une nécessité, jusqu’à la fermeture ; toujours le dernier à quitter les lieux, comme à regret, avec un bref « bonsoir », son cahier sous le bras. Je ressentais pour lui des sentiments contradictoires faits à la fois de sympathie et d’une sorte d’incompréhension face à son mutisme. Il m’était à la fois familier et étranger. Il m’intriguait et je rêvais qu’il pût, un jour, oublier son précieux cahier pour percer son mystère …
J’avais hérité de mes parents ce modeste petit bistrot dans le quartier des usines. Bien sûr, le cadre était un peu négligé et je me promettais d’y apporter un rafraîchissement et de changer ce décor un peu désuet. Je l’avais transformé en havre de paix pour les « sans le sou ». Après un repas simple, ils aimaient « taper le carton » ou bien jouer aux boules dans l’enclos à l’ombre de deux énormes marronniers. Mon écrivain ne se mêlait jamais à leurs jeux. Les jours de grosse chaleur, il s’installait sur le petit guéridon de jardin, penché sur son cahier, indifférents aux éclats de voix des participants. Il vivait dans son monde et personne n’osait le perturber. Il faisait partie du décor, tout simplement.
Un jour, il arriva accompagné d’un ami. Après une brève collation, il se mirent tous deux à écrire. L’ami lui tendait la feuille qu’il venait de remplir. Mon écrivain la lisait tandis que les traits de son visage se détendaient. Pour la première fois, je le sentais presque heureux. Il échangèrent ainsi tout l’après-midi en prenant un réel plaisir. J’avoue que leur manège m’amusait sans vraiment comprendre …
Ils venaient maintenant, tous les deux, régulièrement, en échangeant leurs papiers qu’ils écrivaient à tour de rôle dans un silence absolu. Était-ce un jeu ? Je rêvais de poser un œil indiscret sur leur activité.
Cet échange épistolaire m’intriguait encore plus que le mutisme de mon écrivain. La connivence de ces deux amis suffisait à leur joie. Plus rien n’existait autour d’eux.
Mais aujourd’hui, je fais l’ouverture de mon établissement avec la ferme intention de percer leur mystère. J’y avais réfléchi pendant toute la soirée précédente et j’avais peut-être trouvé, sans certitude, la solution pour pouvoir communiquer avec eux.
A 11 heures tapantes, je vois arriver mon écrivain seul. Avant que les habitués n’arrivent, envahissant les murs de leurs rires sonores et leurs blagues salaces, j’écris sur un papier « Bonjour Monsieur, je vous souhaite une bonne journée » signé « Pascal », que je pose discrètement sur sa table ; et je retourne à mon travail avant le coup de feu du service de midi.
La salle se remplit petit à petit. Je sers un plat unique : blanquette de veau accompagnée de riz blanc et d’un petit ballon de rouge.
Ensuite, les jeux s’organisent, routine indispensable à l’équilibre de chacun. A peine la table débarrassée mon écrivain se met à écrire sur papier libre et non sur son cahier, comme à son habitude. Toujours dans la pénombre du fond de la salle, absorbé par son travail, rien ne semble ni l’intéresser, ni le déranger. Même mon petit mot ne produit pas la réaction que j’escomptais de sa part. Je pourrais en être blessé mais j’ai le sentiment que derrière cette allure d’ours, il y a quelque chose de caché. Je jette de temps à autres des coups d’œil discret, mais il reste imperturbable et plus concentré que jamais.
En fin de journée, à la fermeture, mon écrivain plie ses feuilles en quatre et les glisse dans une enveloppe qu’il me tend avec un bref « bonsoir ». Puis il part précipitamment. Je baisse le rideau de fer et rentre, impatient de lire ce texte.
Ma vieille deux chevaux que je bichonne m’emmène au bercail. J’attaque la cérémonie du soir avec mon apéritif quotidien, un pastis bien frais. C’est un moment frontière entre la fatigue de la journée et ma liberté. Et ce soir, particulièrement, je souhaite être totalement disponible pour savourer cette missive. Mon chat (qui s’appelle « le chat ») vient renifler mes chaussures et le bas de mon pantalon pour s’assurer qu’il n’y avait rien de changé dans mes habitudes et réclame une caresse. Puis il découvre l’enveloppe posée sur ma table basse la renifle : odeur nouvelle, prudence ! et se couche dessus. – vas-t’en le chat !
Je prends l’enveloppe de mon écrivain avec émotion. Je sors les feuilles remplies d’une écriture élégante et fine et commence à lire : »

Cher Pascal,
Je suis très touché par votre message de bienvenue. Vous devez penser que je suis un véritable sauvage, un asocial. Sachez qu’il n’en est rien ; tout simplement, il m’est si difficile de communiquer que je ne veux pas imposer ma présence à qui que ce soit. Je me suis enfermé petit à petit dans ce mutisme car la vie m’a fait comprendre combien il était difficile d’être différent.
Jamais votre attitude n’a été hostile à mon égard et votre petit mot me fait penser que vous avez à demi compris. Bien que je n’aime pas beaucoup parler de moi, je vous dois une explication. Je suis né sourd muet. Mes parents ont fait le maximum pour me donner une instruction la meilleure qui soit. La rééducation m’a permis de m’exprimer mais j’ai des difficultés avec le langage et beaucoup de mal à me faire comprendre. A l’école, j’ai subi les quolibets de mes camarades et l’indifférence de certains, ce qui était pire. Le monde du travail n’a pas été tendre non plus avec moi. J’ai trouvé des « petits boulots » dans le secrétariat alors que j’ai une licence de lettres. Je n’ai aucune rancœur. Mon indemnité d’handicapé me permet de vivre correctement mais ma richesse, je l’ai trouvé dans l’écriture. J’admire, je respire, je ressens. Ensuite je couche sur le papier toutes ces émotions …
– Tu comprends « le chat » ? Tandis que je croyais cet homme indifférent à mon petit mot, lui, me consacrait sa journée d’écriture. Je suis ému.
… et j’en ressens un bienfait apaisant, comme si je communiquais avec la terre entière et tout ses éléments.
Si vous le souhaitez, et j’en serais très heureux, nous pourrions, au gré de nos envies, poursuivre nos échanges de papiers comme je le fais avec mon vieil ami, lui aussi, sourd muet.
J’ajoute que cette blanquette de veau était divine.
Bien amicalement, Hervé Grambois

Hervé Grambois venait de rentrer chez lui. C’est la première fois qu’il avait osé se livrer comme il l’avait fait dans sa lettre adressée à Pascal. Il le connaissait bien, certes, mais ils n’avaient jamais réellement échangé tous deux. Il n’aimait pas du tout parler de son handicap. Le message de Pascal l’avait ému. Jamais personne, ne lui avait tendu la main en faisant preuve d’une telle discrétion. Le petit bar « les amis » de Pascal, c’était son quotidien, son, havre de paix qui lui permettait d’écrire dans un lieux accueillant.
Ce soir, dans son petit appartement meublé sommairement, encombré de livres, de tout ses cahiers, de matériel de dessin qui était sa deuxième passion, il n’’écrira pas. Il s’installa dans son fauteuil, dont un énorme coussin compensait l’assise un peu défoncée, et somnola, perdu dans ses pensées, heureux de cette journée.

Le lendemain, en fin de matinée Hervé Grambois se prépara, plus joyeux qu’à l’accoutumée. Il pressentait que quelque chose allait modifier son quotidien au bar. Il arriva, comme à son habitude à 11 heures précises. Après un bref « bonjour », un vague sourire aux lèvres, il s’installa à « sa » table. Il trouva un message : « Bonjour, menu du jour : entrecôte accompagné d’un gratin dauphinois. Cela vous convient-il ? ce à quoi, Monsieur Grambois répondit : « bonjour Pascal, ce sera parfait, merci ». Ce jour-là, comme un jeu, les petits mots valsèrent de l’un à l’autre. Et le visage de notre homme s’éclaircissait.
Les habitués du bar étaient intrigué par ce petit manège. Il avaient toujours considéré ce « type de la place du fond » comme un personnage bougon, voire antipathique, et qui ne voulait pas se mêler à leurs jeux. L’attitude de Pascal excita leur curiosité et ils furent un peu jaloux de l’intérêt que le patron portait à cet ours. Ils restèrent cependant discrets, ce qui n’était pas leur principale qualité ! Ce personnage les avait toujours intimidés pour les uns et laissés dans une indifférence totale pour les autres.

Les quelques jours suivants, les discutions allèrent bon train sur le terrain de boules. Le meneur, de la bande, n’arrivait plus à faire respecter le bon déroulement des hostilité :- alors, tu la joues ta boule ! Tu la tires ou tu la pointe ?
– du calme Lucien ! on parle de notre écrivain … regarde bien le cochonnet, il va valser. Ce n’est pas encore ce soir qu’on embrassera la Fanny !
Lucien, c’était le boute-en-train de la bande ; les rondeurs joyeuses, l’œil frisottant et la bouche gourmande. C’était un heureux tableau de le voir déguster son plat du jour avec ivresse et lente gourmandise, sa serviette glissée sous le col de sa chemise. Toujours une brève de comptoir à raconter, Il formait un duo contrasté avec Gaston, son copain de toujours, son compère de doublette, un petit homme timide, se rajustant sans arrêt une casquette à carreaux, comme s’il voulait se la visser définitivement sur la tête. Tous deux avaient aussi parlé du petit jeu d’échanges de papiers entre le patron et « le type de la table du fond ».
Gaston, qui laissait d’ordinaire l’initiative des paroles pertinentes à son ami, osa une réflexion :
– il est peut-être muet !
– si tu as raison, je commence à regretter d’avoir laissé Hervé de côté.
Le mot était lancé : « Hervé » ; le type ne s’intéressant jamais à leur jeu avait subitement un prénom, premiers pas pour une investiture au sein des habitués du bar « les amis ». Et notre doublette, profitant d’une pose, s’esquiva pour aller discrètement en savoir plus auprès du patron. Pascal attendait un peu cette réaction de la part de ses clients et leur expliqua la situation :
– Hervé Grambois s’est confié à moi. Il ne veut pas importuner avec son élocution difficile à comprendre. J’ai eu l’idée de communiquer avec lui par écrit et je vous encourage à faire de même. Je reste persuadé qu’il en serait heureux. Il a eu une activité d’écrivain public dans une association. Pensez-y ! vous qui râlez toujours lorsque vous avez des courriers à faire ! Toi, Lucien, qui te vantes d’avoir eu des notes en dictée en dessous de zéro !
« ça alors ! Nous on croyait qu’il nous ignorait ! » répondit Lucien. « Demain, on arrange le coup. Bigre ! On ne vient pas ici pour se faire la gueule ! ».

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