Le chemin du doute
649 mots en une seule phrase (indigeste)
De retour du front, l’homme fourbu marchait péniblement vers un lieu qu’il croyait connaître mais dont il redoutait de ne pas le reconnaître, l’ayant laissé trois ans auparavant, trois longues années d’absence dans l’horreur, la boue, la stupeur, le bruit assourdissant des obus, nuit et jour, qui pilonnaient sans cesse avec détermination et arrogance, car, voyez- vous, pensait-il, cette saleté-là jamais ne s’arrête pour nous qui tremblions de froid et de peur dans des tranchées fangeuses et nauséabondes, obéissant aux ordres, mécaniquement, scrupuleusement, pour ne pas attirer cette redoutable pensée qui nous plongerait dans un profond désespoir, la tête enfoncée dans les épaules, hirsutes et barbouillés, les yeux hagards, rougis par la poussière et creusés par le manque de sommeil, trois années à compter les jours, les semaines, les mois, au milieu de nos camarades d’infortune, mais, paradoxalement, dans une extrême solitude, sans même pouvoir regarder, de peur de l’abîmer, cette photo, cachée dans la poche intérieure de mon treillis, à l’abri de l’humidité, cliché de toi avec ton bon sourire, ton fichu sur la tête et ton tablier bleu à petits pois blancs, au milieu de la cour de la ferme en train de lancer à la volée les graines pour les poules, et cette photo, aujourd’hui, n’a peut-être plus aucune raison d’être, simple témoignage d’un épisode heureux et
c’est pourquoi je marche sans pouvoir me réjouir, et de ce fait, plus j’approche de ton village, plus mon barda est pesant et plus le ventre me tenaille car tu as peut-être changé d’avis ou bien tu as trouvé de l’aide ou pire encore, tu es partie, ne pouvant plus assurer seule le travail comme des milliers de femmes, en laissant la maison et je ne trouverais à ta place que des étrangers qui ne comprendraient pas ma détresse de ne plus reconnaître ce petit coin bucolique, ce havre de paix où tu m’avais accueilli comme un fils lorsque tu m’avais rencontré alors que j’errais sur les routes, en pleine déchéance, à la recherche d’un peu de chaleur et d’un travail, celui-là même que tu m’as fourni en échange d’un toit : un labeur dans les champs et la conduite des bêtes dans ces petits chemins creux et caillouteux bordés d’herbes folles et ombragés par des châtaigniers que je ne pourrai peut-être plus arpenter en sifflotant avec le troupeau de chèvres, accompagné du bouvier des Flandres que tu avais appelé tout simplement – le chien – et qui ne m’a peut-être pas oublié, ce fidèle compagnon qui adoucissait ta solitude depuis que ton époux était lui aussi parti au front mais n’était jamais revenu, contrairement à moi, qui n’est plus qu’à quelques lieux, cassé mais bien vivant, anxieux mais voulant encore y croire, et gravissant les montagnes, parcourant les routes, en songeant à chaque pas à ce doute qui m’oppresse, en essayant, comme pour conjurer le sort, dans un même temps, à chaque heure du jour, de t’imaginer, en train d’assumer seule les dures taches de la ferme, sans jamais te plaindre, mais si tu es encore là, je t’aiderai car les années ont passé et tu dois avoir envie de te reposer dans cette maison où tu es née, cette maison que tu n’as pas pu abandonner… non ! Tu n’as pas pu faire ça ! je vais retrouver, j’en suis maintenant persuadé, les choses telles que je les avais laissées et je te soulagerai des tous les travaux bien trop difficiles pour une personne de ton age, usée par une vie de labeur, sans un moment pour rêver tout simplement et j’attends l’instant où, au dernier tournant qui mène à la ferme, juste après avoir dépassé le lavoir, un simple coup d’œil me rassurera et les même rideaux aux fenêtres me diront ta présence, alors je pourrai courir et me jeter dans tes bras en osant pour la première fois, timidement, te chuchoter : « maman ».
Bravo! J’ai tout lu sans perdre haleine et surtout sans perdre le fil!
Splendide pièce de bravoure pleine de finesse et d’empathie. Superbe moment de lecture.
J’ai vécu un sacré bout de chemin que j’ai réussi à suivre d’une seule traite merci
Une belle prouesse!
Mais surtout un style très fidèle à ce que peut être un monologue intérieur, ce flot continu de pensées. 👍