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Il portait ses souvenirs comme on trimbale un baluchon. Où qu’il arriva, il lui fallait le déballer. Peu à peu, il étalait ses affaires comme on étale sa vie. Et « bonjour », et « comment vas-tu ? cela fait plaisir de te voir ; tu vas me raconter où tu en es. ; je peux poser mes livres ici ? ah, oui, attends, je pousse le bougeoir ; tiens, ça me fait penser au jour où j’étais sur une brocante au bord de la mer… ».

Et ça durait des heures. Le voyageur parlait, parlait, à n’en plus finir pour rattraper ses heures de solitude. « J’ai marché à flanc de montagne aujourd’hui, j’ai vu les fameux moutons de neige, ce n’est pas une légende… » Et de continuer, l’esprit posé sur son imagination et son envie de tout remplir autour de lui.

C’était un colporteur, un artiste surtout ; il en jouait. Il se faisait bichonner en nous servant des boniments. Nous le savions. C’était un jeu, une façon de donner son amitié. Il est passé chez nous chaque hiver pendant vingt ans. Je prenais soin de lui, avec de bons repas, un bon lit, un bon feu dans la cheminée et l’écoute détachée mais admirative dont il avait besoin. Je le revois encore, arrivant avec son sourire et ses yeux pétillants, reniflant avec appétit les saveurs culinaires.

Des souvenirs, il en avait de toutes sortes. Sa voix grave et chantante les égrenait du matin au soir. L’éclat de ses yeux suivait le cours de ses mots. Ses grandes mains dansantes donnaient de la symphonie à l’ensemble. Il remplissait l’air de tous ses personnages, de toutes ses importances personnelles. Il avait toujours une idée, des choses à faire et des amis à voir. Plus occupé qu’un ministre. Il réveillait notre routine.

Jusqu’à ce fameux soir de janvier où il arriva chez nous sans ses « bavardises ». Le regard intérieur, son grand corps comme figé et la voix presque coupée. Plus de baluchon, juste un mini sac avec quelques affaires essentielles. Il est entré, m’a embrassée sur les joues et s’est assis en silence. Il a regardé autour de lui en restant silencieux. Plus rien à déballer.

Je lui ai servi un repas qu’il a dégusté avec plaisir. Il n’était ni triste ni heureux. Il était. « Tu vois, m’a-t-il dit, il s’est passé quelque chose en moi, tout doucement, sans prévenir. C’est monté comme une petite vague. Mon corps est devenu vide de toute idée, de toute envie et de toute inquiétude. À la place de mes os, de mes muscles et de mon cerveau s’est installé un vide blanc transparent.

« C’était creux. Ce creux est devenu un souffle. Ce souffle un sourire. Ce sourire une délivrance. Cette délivrance une liberté. Cette liberté une joie. La joie de n’avoir plus rien en tête. Le vide absolu. Un vide serein qui me dit de profiter de la légèreté et de la maintenir. Je suis fébrile de cette sensation. Je n’ose réfléchir… Je dois laisser faire. »

Assis sur une chaise, les mains sur les genoux, il a levé les yeux vers le ciel et a pris une grande inspiration. Puis il s’est levé, m’a saluée d’un regard et il est parti, sans jamais revenir. Je me suis assise sur sa chaise, les mains sur les genoux, j’ai levé les yeux vers le ciel et j’ai pris une grande inspiration.

Mon ami, où que tu sois, nous sommes. Où que tu sois, je te remercie de tes visites et de m’avoir transmis la liberté que j’avais failli ne jamais ressentir…

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