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Chapitre 4

J’appelle le room- service et commande un en-cas léger. J’écoute les nombreux messages sur mon répondeur. Il y a ceux liés à « l’affaire », et puis tous les autres en anglais ou en français des différents sites et services, parce que dans toute l’Europe aujourd’hui des personnes se sont levées pour aller travailler, elles ont lu leurs mails, participé à des réunions, convoqué des fournisseurs et des collaborateurs, fait des recherches sur Internet et ont finalement eu besoin d’un élément, d’une réponse, d’un délai que moi seul, Paul Monfort, directeur général pouvais leur donner. En raccrochant le téléphone, je me dis que finalement j’ai bâti ma réputation d’homme d’affaires solide, plus sur le contrôle que sur mes capacités relationnelles. Alors oui, c’est normal que j’ai ce soir 17 messages de différents collaborateurs. C’est ainsi parce que je n’ai pas souhaité mettre en place une organisation qui me permettrait de plus et mieux déléguer. J’ai voulu garder le contrôle, et j’ai 17 demandes en attente de ma décision. Je me surprends à faire de l’ironie en pensant, qu’au moins, cela leur donne un début de piste pour savoir pour qui ils travaillent. Mais la belle affaire ! Pendant que je pensais tout maîtriser et tout contrôler, une de mes brillantes décisions visant à renforcer la rentabilité du groupe a conduit un homme au suicide. J’ai tout contrôlé et pourtant à l’heure qu’il est, je ne maîtrise plus rien.

Le 18ème et dernier message est de ma fille Lola qui me dit avoir appris la nouvelle aux infos et qu’elle aimerait bien me parler. Au moins, ce drame aura eu ce mérite, me rappeler au souvenir de ma cadette. Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis plus de 3 mois, à croire presque qu’elle s’arrange pour ne pas venir quand je suis dans les parages. Lola qui, bien sûr, n’a jamais manqué de rien et a cheminé tranquillement à travers l’adolescence, a refusé d’entrer dans une prépa ou une grande école après son bac. Elle voulait, nous a-t-elle dit, prouver qu’on peut faire des choses utiles aux autres, qui ont du sens et ne servent pas qu’à faire de l’argent. Elle a ainsi choisi de faire fac de psycho en disant qu’au moins elle ne devrait son diplôme qu’à son travail et pas à notre argent. Voilà, comment ma fille Lola a commencé sa crise d’ado à 18 ans. J’imagine bien qu’elle ne va pas soutenir mes projets de délocalisation, pourtant je la rappelle.

-« Ah bonjour Papa. Dis-moi c’est quoi cette histoire de plan social, vous êtes en difficulté ? »

-« Non, pas vraiment ». Je fais le choix d’éluder la question.

«  Mais dis-moi comment vas-tu ? Ca fait longtemps que je n’ai pas eu de tes nouvelles ? »

-« Ca va, ca va. Je vais passer quelques jours à la maison avec Maman pour l’aider à son retour de l’hôpital. »

– «Oui, elle m’a dit. Je crois que cela lui fait plaisir de passer un peu de temps avec toi. »

J’essaie de parler pour ne rien dire, il me semble un moment que Lola joue le jeu avec moi. Mais non :

-« Mais dis-moi papa pourquoi vous licenciez ? »

-« Pour obtenir des marchés au Japon nous devons être compétitifs et donc délocaliser en Hongrie une partie de la production. »

– « Tu devrais plutôt essayer la Bulgarie, la main d’œuvre y est meilleure marché ».

Le ton est sarcastique avec un soupçon de violence retenu par une tonalité inchangée.

-« Tu sais les choses sont plus compliquées qu’elles ne t’apparaissent ».

-« Oui, le manque de maturité, la naïveté … Mais au moins ça ne tue personne. »

Il s’installe un blanc au téléphone, et ce n’est pas un ange qui passe, plutôt un fantôme à moins que ce ne soit qu’une ombre. Oui c’est ça, une ombre au tableau de la famille parfaite.

-« Franchement Lola, je n’avais pas le choix et je ne peux plus revenir en arrière maintenant ».

-On a toujours le choix Papa, tu le sais aussi bien que moi. Et si, tu peux revenir en arrière pour sauver les 49 autres emplois et faire preuve d’éthique, de morale, donner l’exemple. »

-« Parce que franchement tu penses que les autres vont me suivre et relocaliser parce qu’à cause du suicide d’un ouvrier je n’ai pas eu le courage d’aller au bout de ma décision. Oui, vraiment Lola tu es trop naïve. »

– « Je n’aime pas la manière dont tu gères le groupe Papa. Papy n’aurait pas voulu ça, il n’aurait pas voulu non plus de ta clique d’actionnaires qui te lient les mains et soufflent tes décisions. C’est n’importe quoi Papa cette course que tu mènes pour grandir et gagner toujours plus d’argent. Tu ne sais plus quoi faire de ta fortune : on a tellement de maisons qu’on n’a pas le temps d’y aller, tu n’oses pas sortir tes voitures de crainte de te faire remarquer. Tu cherches quoi ? A battre Bill Gates pour te sentir le fort des hommes sur cette planète. Et après ?

-« Et après ? C’est fini Lola ? Tu n’as pas à juger ma vie, pas plus que je ne juge tes propres choix ».

-« Oui, c’est ça, au revoir … »

Bip, Bip …

Décidément c’est la journée des conversations non terminées, des communications sans issues barrées violemment par une porte qui claque ou un téléphone raccroché net.

Je suis colère et pourtant je ne suis pas énervé par les mots eux-mêmes. Ce sont ceux qui ont martelé ma conscience ce midi, pendant que le malaise m’envahissait dans la voiture. Probablement que Lola a raison : j’aurais dû balayer tout l’espace de ma vie de ma réflexion lorsque j’ai repris l’entreprise familiale, et pas seulement parcourir l’aire de la réussite alimentée par le désir de faire partie de la cour des grands. Mais voilà, c’est ainsi, j’en suis là à 23 heures dans ma chambre d’hôtel à Grenoble. Lola a raison sur un point ; je passe ma vie dans les 5*, et profite à peine de l’appartement de Paris. Quant à la maison de campagne de Fontainebleau, n’en parlons pas. Nous ne partons jamais en week-end : trop de travail, d’invitations à dîner, sans compter les expositions de ma femme. Et pour les vacances Constance préfère les Maldives ou Bali à la Corse. Elle dit que la mer y est à peine assez chaude, la plage à peine assez près et qu’elle ne s’y sent pas suffisamment en sécurité pour y aller seule. Mais quand même, l’argent c’est l’insouciance de pouvoir s’offrir tout ce qu’on veut sans se poser de questions. L’insouciance de l’argent certes, mais aussi le poids des décisions à prendre, la complexité mise en œuvre pour conserver les acquis tout en continuant sur la voie de l’expansion, et la culpabilité latente née des choix et des renoncements qui laissent souvent des personnes, parfois même des amis sur le bord de la route. Alors peut-être que moi non plus, je n’aime pas trop la manière dont je gère cet héritage familial, mû par la volonté de prouver à mon père que je suis quelqu’un de brillant. Brillant, oui. Mais quelqu’un de bien ?

Il est 23h15 et je n’ai vraiment pas envie de dormir. J’appelle Sophie.

Je lui dis à quel point je me sens perdu, incapable pour la première fois de ma vie, de prendre des décisions en sachant quelles conséquences elles auront.

-« Est-ce vraiment la première fois que cela t’arrive Paul ? »

Je réfléchis un moment, mais je ne trouve rien de semblable à cette confusion dans mon passé.

-« Peut-être remets-tu en cause certaines valeurs et cela entraîne une perte de tes repères habituels ».

Je n’aime pas trop que Sophie remette en cause mes valeurs à ma place. Je n’aimerais pas qu’elle me fasse la morale.

-« Tu sais Paul, je suis moi-même déstabilisée car je ne parviens pas à t’aider. Un homme est mort, c’est en lien avec l’une de tes décisions et quoique je puisse te dire cela ne pourra pas ré-écrire l’histoire, effacer la culpabilité et atténuer la colère qui sont en toi. Je peux juste te dire que je suis près de toi par la pensée … Et j’ai hésité à te le dire parce que cela me semble un peu dérisoire comme soutien. »

Non, Sophie ne porte pas de jugement de valeur sur ce que je vis, elle cherche juste à m’aider à y voir plus clair, à ne pas me laisser m’enliser dans la solitude.

-« Merci Sophie. J’ai l’impression que tu es la seule personne sur laquelle je puisse compter ».

***

 Il fait encore nuit mais quelques journalistes m’attendent à la sortie de l’hôtel. Je décide, là sur l’instant, au moment de partir de les affronter. Je pense que ce comportement donnera à cette nouvelle journée une tonalité de confrontation et qu’ainsi elle ne ressemblera pas à la succession de fuites, de portes claquées et téléphones raccrochés qui ont jalonnés la journée de la veille.

Je ne comprends pas ce qu’ils me disent, ce n’est qu’un brouhaha rythmé par les micros qui avancent et reculent sous mon nez. De toute manière je n’avais pas l’intention de répondre à leurs questions, cela tombe bien.

-« Mesdames, messieurs, je rentre sur Paris où nous avons une réunion avec le comité de direction. A l’issue de ce dernier nous ferons un communiqué officiel. Merci ».

Les questions continuent à fuser, quelques personnes de la sécurité de l’hôtel m’aident à monter dans la voiture, direction l’aéroport.

J’appelle Florence pour qu’elle convoque de toute urgence le comité de gestion de crise pour 8 heures.

L’équipage est le même que la veille. Après le décollage l’hôtesse m’amène un petit déjeuner et je remarque que malgré la courte nuit, elle est aussi jolie que la veille. Elle doit avoir la trentaine.

-« Dites-moi vous travaillez pour quelle société ? »

-« Je suis salariée de la compagnie à laquelle vous avez loué ce jet ».

-« Je ne vous ai jamais vu auparavant. »

-« Probablement que vous ne voyagez pas toujours avec la même société. »

-« Oui, probablement.

J’imagine que Florence avise en fonction des appareils disponibles, des trajets et des délais. 

-« Et comment vous appelez-vous ? »

-«  Caroline Jamin ».

-« Caroline, est-ce que vous accepteriez de dîner ce soir avec un homme malmené par les événements ? »

-« Au moins les choses sont directes avec vous Monsieur Monfort. Je ne sais pas, je suis surprise … Mais oui, pourquoi pas ? »

Je lui donne une de mes cartes sur laquelle j’ai noté le nom et l’adresse du restaurant où je la retrouverais à 20h.

Conversation, mission terminées, je plonge le nez dans le premier dossier que je trouve dans ma sacoche, histoire de signifier à la jolie Caroline que pour la suite de la conversation il lui faudra attendre quelques heures, et qu’entre temps, chacun et chacune son boulot, chacun et chacune son histoire.

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