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La nuit était tombée sur les ruines de ce qui était encore il y a quelques mois une forteresse réputée imprenable. Peyrepertuse, immense vaisseau de pierre perché dans les hauteurs d’une succession de falaises se mélangeant avec les nuages. Semblant ne faire qu’un avec la roche, cette forteresse de pierre avait été le refuge pendant un temps de ceux qu’on appelait les hérétiques, les vilains, les cathares. Hérétiques parce qu’ils avaient eu le tort de contester un dogme, contester une façon de pratiquer une croyance. Du haut des remparts, s’étendaient les immensités sauvages de la terre Occitane. Une brise légère apportait un peu de fraîcheur bienvenue, après une journée brûlante. Pas un bruit ne venait troubler la nuit, seul le sifflement léger de la brise qui se transformait en vent se faisait entendre. Comme si la nature avait été elle aussi réduite au silence. Au loin, on pouvait apercevoir à certains endroits des lumières rougeâtres qui s’élançaient doucement vers le ciel, accompagnées de fumées légères. Le feu des bûchers, le rouge de la répression, le rouge couleur de la mort. On ne pouvait entendre les derniers cris des suppliciés, mais ce silence environnant et presque surnaturel était aussi dérangeant que la plupart des cris d’hommes. La nature était en deuil silencieux. Comme si cette terre, autrefois pleine de vie, pleine de tolérance et de chansons, rendait hommage à ses enfants perdus et emportés par la folie d’hommes venus d’ailleurs.  Les fumées et les lumières rouges montant vers le ciel étaient les larmes de cette terre meurtrie. Les plaintes des hommes des femmes et même des enfants, emportés dans la tourmente de la croisade résonnaient dans ce silence assourdissant.

A travers une fenêtre d’une des tours du château, les yeux gris d’Aimeric étaient plongés dans la nuit faussement paisible. Son esprit le ramenait à l’époque ou petit garçon il aimait parcourir ces immensités sauvages pendant des journées entières. Il se revoyait, gambader de village en plaine, de forêts en ruisseaux, innocent et rêveur. Plutôt solitaire comme enfant, il s’imaginait des histoires, bercé par les chants mélodieux des troubadours qu’il croisait au détour des villages. Il rêvait d’aventures, il rêvait d’exploration, mais jamais il n’avait rêvé de devenir comme son père un chevalier au service d’un puissant seigneur comte. Jamais il n’avait joué a la guerre avec son frère, jamais il ne s’était fabriqué d’épée en bois. La violence des hommes ne l’attirait pas, comme toute forme de violence d’ailleurs. Ses modèles imaginaires étaient les héros des chansons d’amour courtois que déclamaient ces hommes fantasques et exotiques, qui parcouraient la campagne à la recherche de qui voudrait bien les écouter. Peut-être qu’il avait rêvé un jour lui aussi de parcourir cette terre d’Oc au hasard des rencontres, vivant de chansons et d’histoires d’amour qu’il aurait imaginées. Mais ces doux rêves d’enfant lui paraissaient bien loin cette nuit-là. C’était devenu un autre homme, plus renfermé, moins poétique, la brutalité de ce qu’il avait vécu l’avait transformé. Abandonnant le paysage, son regard se porta sur son épée posée contre un rocher. Dans l’acier de la lame, il était gravé quelques mots en latin.  Dieu reconnaîtra les siens. Cette nuit-là de juin 1218, il décida que cette devise qui l’avait fait commettre les pires choses depuis bien trop longtemps déjà, ne serait plus la sienne désormais. Dans la nuit de Peyrepertuse, il décida de laisser son passé derrière lui. Il avait tué, il avait pourchassé, il avait plus de sang sur les mains que beaucoup d’hommes de ce temps-là. Tout ce qu’il avait fait, il l’avait fait au nom d’un idéal, d’un mirage, d’un dogme. On lui avait promis la rémission de ses pêchés, on lui avait promis le paradis. Au nom du dieu de paix et d’amour, on l’avait lâché tel un chien enragé sur ces populations parmi lesquelles il avait pourtant grandi. Au nom de ce dieu aimant et tolérant, il avait mené des hommes et des batailles qui avaient ravagées sa terre natale. Cette religion, corrompue par un discours de conquête, l’avait mené directement sur le chemin de l’enfer. Cette nuit-là, il allait disparaître aux yeux de tous les hommes.  Il savait qu’en prenant une telle décision, il mettrait sa vie en danger, et la vie des quelques compagnons qui lui étaient fidèles en danger aussi.

Il savait que le serment qu’il s’apprêtait à faire prêter à ses compagnons d’armes allaient faire d’eux exactement ce qu’ils avaient traqués et détruits pendant ces mois, ces années de croisade : des hérétiques. Franchir ce pas c’était pire que signer son arrêt de mort. C’était devenir aux yeux de ceux qui l’accompagnait et qui l’avaient fait monter en grade un chien malade qui se retourne contre ses anciens maîtres. Il fallait agir vite, il fallait s’entourer de gens de confiance pour s’assurer d’une fuite et d’un espoir de survie plus que minime. En le perdant, la répression des hérétiques allait perdre son atout majeur. Il faudrait trouver quelqu’un d’aussi important pour le remplacer.  La trahison serait à la hauteur de son rang et de son importance. C’était lui qui avait remplacé Simon de Montfort après sa mort sous les remparts de Toulouse quelques jours auparavant. Simon, la terreur des populations Occitanes, le bras armé de l’église et de son pape, Innocent III. Celui qui avait porté le fer et la destruction partout où son armée passait. Il avait instauré un régime de terreur et de soumission à ces populations accusées d’indulgence avec les ” parfaits ” Cathares.  C’était lui qui avait été choisi par le légat du Saint Père, Arnaud Amaury. Désigné chef des croisés par sa dévotion totale à la cause de l’église. Par son expérience au combat auprès de Simon, auprès de tous les seigneurs de guerre du Nord de la France. Par son histoire personnelle, par sa mère qu’il avait juré de venger des ” bonshommes ” qui avaient croyait il avait corrompu son esprit au crépuscule de sa vie. Sa haine des Cathares avait fait de lui le chef idéal pour les traquer et les détruire jusqu’au dernier d’entre eux.

Mais comme tout être humain, Aimeric avait ses faiblesses. Son frère, Jean. De cinq ans son cadet. Jean avait épousé la cause des ” hérétiques”.  Après la mort de leur mère et la disgrâce de leur père, les deux frères avaient été séparés par leurs causes, leurs croyances. Cette nuit-là, il décida d’aller à la recherche de son frère, qu’il n’avait pas revu depuis des mois. Il savait que c’était ce qu’il lui restait à faire. Et sa deuxième faiblesse, Constance, l’amour de sa vie. Constance aussi était acquise à la cause des Cathares. Pourtant interdite d’amour charnel, de sentiments, elle avait trahi sa philosophie religieuse par amour pour lui. Il devait les retrouver, il devait leur faire comprendre qu’il avait rejeté sa cause, rejeté ses croyances qui l’avaient rendu aveugle trop longtemps. Il ne savait pas où ils étaient, il ne savait même pas s’ils étaient encore vivants. Étaient-ils loin, étaient-ils prisonniers quelque part dans une prison au fond d’un donjon ?  L’attendaient-ils encore, croyaient-ils encore en lui, à ce qu’il était toujours au fond de lui véritablement. Accepteraient-ils de lui parler, de supporter sa présence. Des mois, des années durant, il avait été déchiré entre son amour et son devoir et ses croyances qu’il pensait justifiées. Cette nuit-là, il décida de faire pour une fois la seule chose qui lui importait véritablement.

 

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