LE TANNOS
En cette fin du mois de février de l’an 484 apr. G-C (Grand Cataclysme), Le Tannos, citée capitale du Royaume des Humas, prépare son carnaval annuel. L’effervescence est partout. Dès le lever du jour les rues se peuplent de Tannosiens affairés. Les uns cherchent tissu pour finir leurs costumes, les autres victuailles pour le Banquet des Citoyens. D’aucuns ne cherchent rien, mais au contraire proposent. Le marché s’éveille et l’on y voit déjà volailles, fruits, légumes primeurs et pâtisseries “provençales” s’y disputer la vedette.
“Provençales”, car Le Tannos est en Provence, cette région du sud de ce qui fut la France dans le monde d’avant. On en sait encore peu aujourd’hui, mais chaque expédition hors du Mur, de celles qui sont conduites par les Aventuris, nous en apprend davantage – quand elle revient…
Mais que nous importe ! Cette Provence des Anciens, pour le temps du carnaval au moins, nous la réinventons ! Nous la sentons nous entourer. La douceur de son climat, la générosité de sa terre faussement aride, et le bleu si particulier de son ciel ne suffisent-ils pas à nous faire Provençaux !? Certes, la langue et la culture de nos ancêtres nous font défaut. Certes, ils avaient aussi la mer, des moulins et des moutons, des oliviers millénaires et des cannes si hautes, paraît-il, qu’on n’en voyait pas le bout !
Leur verve, si joliment accentuée, les avait rendus célèbres dans le monde entier. Leur bonhomie, dont on eût pu croire qu’elle fût puérile, tout emmaillotée qu’elle était dans ce doux soleil de Marseille, qui fut leur plus grande citée, jamais ne les découragea d’entreprendre, de créer et… d’accueillir !
Oh, bien sûr, Le Tannos n’est pas Marseille, mais notre grande capitale d’un si petit royaume ne devrait-elle s’en inspirer ? Je comprends bien, moi qui viens d’achever ma huitième année d’étude, moi qui suis donné pour favori du “Masque Blanc 484” – après sept années d’indigence, sept années sans élu-, je comprends bien que notre avenir n’est pas écrit dans le passé. Et je le défendrai. Mais…
Girus Dominis ne prétend-il pas avoir vu, l’été dernier, tout un essaim d’abeilles sur son champ de lavandes !? Je l’ai mis au défi de le prouver car je sais qu’il est fourbe et comprend mal le Premier Principe. Mais juste après, c’est Dania qui me dit que la cigale, enfin, renaîtrait de ses cendres et bruisserait de nouveau dans les pins sur les Maures…
HUMA
C’est en 152 apr. G-C, que fut posée la première pierre de Le Tannos ; environ quatre ans après la fin de la construction du Mur. Les hommes et les femmes qui la posèrent ne comprirent pas, selon nos manuels, qu’ils investissaient une ancienne cité répondant au nom de Brignoles, ou Brignolo, l’on ne saurait encore le dire. Ils n’auraient fait que suivre une petite rivière, capricieuse et torrentueuse, comme elles le sont toutes en Provence, jusqu’à ce point particulier où la géographie fait qu’elle se calme, s’apaise.
Ils étaient tout au plus une douzaine, mais l’un d’eux, ou plutôt l’une d’eux, comptait bien pour mille, ou peut-être cent mille ! Elle portait… une idée ! Et cette idée qu’elle portait allait fonder, au-delà du Tannos, le Royaume des Humas, notre royaume.
La pierre fut posée, Le Tannos naquit. Il émergea quelques maisons qui abritaient chacune un groupe qui ressemblait à une famille de l’ancien monde, mais très vite, en quelques années, l’Idée fit son chemin, et c’est au premier jour du printemps de 157 qu’ils détruisirent tout. Reconstruire n’était plus leur objet, ils leur fallait inventer !
Et c’est dans les deux décennies suivantes que poussèrent, comme champignons, les institutions sur lesquelles s’appuie toujours la cohésion parfaite de notre petite société : notre Souverain bien aimé, les deux Conseils des Humas, qui l’éclairent, l’Étalon double du “T”, notre monnaie, et bien sûr Le Livre des Principes. Mais surtout, c’est le Grand Secret, ce ciment qu’avait inventé cette femme si particulière qui rendit possible cette pérennité…
On ne sait rien de cette héroïne. Ou si peu. Comme ses congénères, elle venait du Mur Nord où elle avait dû s’abîmer les mains jusqu’au sang pour empiler les pierres jusqu’au ciel, pendant de longues années. Comme eux, elle avait échappé à tous les pièges du monde sauvage, celui qui dure encore aujourd’hui, au-delà du Mur. Elle était mère d’un enfant de sexe masculin, âgé de trois ou quatre ans à cette époque, et dont les Historis nous disent maintenant, qu’à l’instar de sa mère, il refusa la couronne, trente ans plus tard.
Mais l’Histoire ne s’écrit pas avec des vides, elle se nourrit de mythes. Alors, nos savants du IIIème siècle imaginèrent ! Ils commencèrent par la nommer : “Huma” était née ; elle refusait le trône ? Ils en firent une déesse ! Elle n’avait qu’un enfant ? Ils lui en donnèrent mille !, et tous furent Tannosiens. Devant la résistance têtue de la modestie de cette magicienne de l’Humanité, certains tentèrent même d’en faire… une martyre !
Ce n’est que vers 250, quand les deux Conseils emménagèrent au Palais et purent ainsi travailler à l’abri des pressions de la foule, que la vérité se révéla : Huma n’était en fait qu’une simple rescapée, et qui voulait le rester. Sa différence était ailleurs que dans les chimères d’une quelconque supériorité : elle avait juste compris le sens d’un mot : “maternitude” !
Ou, plus certainement encore l’avait-elle même inventé, ce mot. On n’en trouve trace nulle part en effet. Aucun des écrits d’aucune sorte ramenés par les expéditions des aventuris ne le mentionne. Aucun. Aucun jusqu’à ce jour, en tout cas, car le Clan d’Huma Familiaris ne désespère pas de changer cela avec sa prochaine exploration du monde sauvage.
L’enjeu est considérable : si les familaris arrivaient à prouver que la mère de notre système éducatif s’est inspirée d’une théorie du passé pour formuler son modèle – notre modèle -, alors celui-ci devrait être questionné ! La Doctrine est simple : tout ce qui vient du passé est suspect. Tout ce qui est dans le passé a forcément conduit, à un degré ou l’autre, au Grand Cataclysme…
Ce faisant, et c’est là où l’on voit leur intérêt, c’est l’organisation sociale de notre monde qui serait très vite aussi questionnée. Imagine-t-on de remettre en cause le Village d’Enfants sans le remplacer par une institution individualiste d’inspiration familiale ? Concevrait-on qu’un parent possédât son enfant sans qu’il désirât posséder autre chose ? Toutes autres choses ? Et parmi toutes ces choses, d’autres êtres humains ?…
Non, non, les familiaris se trompent. Ils sont dangereux. Par la famille, c’est la propriété qu’ils veulent faire renaître ! Et par la propriété, la servitude. Je les combattrai dans ma plaidoirie du cinquième jour. Je me ferai le fou d’Huma Romantis, le dévorerai de l’intérieur comme ces poisons qui flattent les sens pour mieux détruire le corps et, vainquant Romantis, je vaincrai Familiaris ! Et les autres, tous les autres m’éliront ; ils me reconnaîtront…
N’ai-je point trouver ma voie ? Je vais défendre Huma, notre mère à tous. Je vais montrer son génie, sa mansuétude immense, sa… maternitude. Témoigner par les faits de l’acuité de sa vision. Porter, s’il le faut, l’étendard de sa pensée. Et pour commencer, dès demain, premier jour du Carnaval, je ferai l’apologie du Village d’Enfants, sa géniale invention, sans jamais attaquer Romantis ! Au contraire, je l’inviterai, et le noyant dans le lyrisme magique de sa propre rhétorique, j’anéantirai, du même coup, Familiaris, son complice.
L’AUBE DU PREMIER JOUR
C’est un drôle de carnaval que celui de Le Tannos. Juste à l’aube de la belle saison, tout semble possible : la lumière prend le pas sur la nuit, la douceur sur la rigueur ; la nature renaît et, pour un temps, notre univers se transforme et s’interroge. C’est le temps que prennent les Tannosiens pour n’être plus obédiens. C’est la chance de faire bombance de ce fruit si précieux qu’on appelle, ici : “Divergence” !
Pendant quatre jours, les carnavaliers vont transgresser les règles, braver les tabous et mettre à mal les innombrables visages que se donne l’Autorité. Comme dans tous les carnavals, chacun deviendra son opposé et ironisera sur son sort, brisant ainsi les ressorts de la rancoeur avant même qu’elle n’apparaisse. Le berger se fera chèvre, le savetier, savant, la gueuse, princesse, et le prince… charmant.
On boira beaucoup et l’on s’amusera de tout. Les confettis pleuvront comme grêlons, les feux d’artifices tonneront, les trompettes déchireront les ouïes, et même les animaux danseront comme fous ! Mais le clou sera la Joute Finale de l’Agora, au cinquième jour. On y élira le Masque Blanc qui deviendra Novice parmi les Humas ! Et ce novice, ce sera moi.
Le premier depuis longtemps, le premier depuis sept ans. Sept ans sans Novice ! Sept longues années d’incertitude pendant lesquelles tous et toutes, nous nous sommes inquiétés : notre modèle de société serait-il menacé ? Huma et ses disciples se seraient-ils trompés ? N’ai-je pas moi-même douté il y a un an, lorsqu’au printemps 83 j’ai rencontré Dania ? La douceur de sa voix, la finesse de ses traits, l’élégance de son geste n’ont-ils pas ébranlé ces certitudes que j’avais si patiemment organisées en connaissance ?
Non. Elles les ont au contraire renforcées, et mon intelligence de l’homme n’en est que plus aiguisée. J’aime Dania, mais en l’aimant c’est d’abord moi, et toute l’humanité, que j’aime. Cet amour, cette passion qui me dévore pour un être particulier est naturelle. Je dois l’accepter pour m’en libérer. Lutter contre elle serait m’y condamner. Oh, je suis bien loin de voir la lumière au bout du chemin, mais je sais, oui, je sais qu’elle finira par calmer mon coeur, apaiser mon tempérament et dompter mes sentiments. Je ne doute pas.
Dans une heure, le jour se lèvera vraiment et les crieurs annonceront le début des débats. C’est sur la place de Mars que je m’inscrirai. Elle a son histoire, et je vais l’augmenter…
Bonsoir Guillaume, j’aime beaucoup ce texte (même si j’ai du mal à y trouver un lien avec le mien, que vous mentionnez en introduction. Je dois être parfois très “terre-à-terre” et peiner quelque peu avec l’abstraction) qui parle d’une terre dont j’ai tout à découvrir, n’ayant fait que la traverser très brièvement pour me rendre en Corse.
Et bien sûr, cela évoque pour moi des écrivains que j’ai beaucoup aimé: Bosco, Giono, Pagnol et tant d’autres…
Oh, ne vous inquiétez pas : ce n’est pas vous qui êtes “terre à terre” chère Sklaera (encore que je verrais cela comme une qualité…) ; c’est plutôt moi qui adore tout embrouiller, quitte à n’y plus rien comprendre moi-même… 🙁
Enfin, en deux mots : c’est Romantis (Huma Romantis, un “huma” de deuxième catégorie, c’est-à-dire qu’il ne siège pas au Conseil des Humas) qui nous départagera. Vous verrez…
Vous pourrez aussi vous intéresser à Huma Politis, mais lui n’arrivera dans le récit que beaucoup plus tard. Et il est somme toute secondaire dans notre [amicale] divergence.
Merci de votre commentaire !
Visiblement vous prenez votre sujet par un tout autre côté que la 1ère fois. En tout cas il est ici indéniable que l’amour de la Provence infuse votre texte et lui donne un inimitable parfum de garrigue.
Ensuite vous faites se côtoyer un monde plutôt attirant – je ferai volontiers un tour au marché de Le Tannos – mais dans un futur dont les sombres prémices environnementaux habitent déjà notre présent, avec un horizon contraint par un inquiétant et mystérieux mur dont nous comprendrons sûrement l’origine bientôt.
La mention de personnages aux derniers paragraphes qui provoque une sorte de zoom avant est joliment cinématographique et annonce une entrée dans l’intrigue.
Rendez-vous au Carnaval !
C’est une toute autre version! Il est terrifiant ce « après ce GC… »
Colorée de nostalgie mais heureusement aussi de promesses… A moins que, les abeilles, les cigales ne soient pas… vivement la suite! Je veux connaitre le Premier Principe… et les suivants
En réalité, vous verrez : ce n’est pas une “toute autre version”, mais une toute autre approche…
Rassurez-vous : les abeilles et les cigales sont bien revenues… Seuls les “poutines” ont disparu… de la mémoire des humas…
Mais l’ont-ils réellement ? C’est peut-être la question que commence à se poser à lui-même ce jeune Justus, notre narrateur (comme vous verrez bientôt)… Et ce genre de question pourrait-il le mener à…
Arf ! Merci Mapie de jouer le jeu et m’encourager ! Advienne que pourra…