« Non, c’est pas du tout une poule faisane, j’te dis. Pas de cocarde, pas d’œufs, rien de tout ça. C’est une oie. Et fais pas ta prétentieuse à faire semblant de savoir. Tu n’en sais rien. Tu n’en sais rien des volatiles, des oiseaux, des migrateurs. Tu n’en sais rien. »
J’ai eu beau lui dire plusieurs fois, elle était convaincue. Pour elle, nous avions à faire à un « troupeau de poules faisanes », dixit. Ça m’a fait un peu peur. Je n’ai pas su quoi penser d’elle à ce moment-là. Et je me suis enfermée dans ma coquille. J’ai prétexté n’importe quoi et j’ai pris la direction de ma maison.
Sur le chemin, j’ai repensé à ce que j’avais ressenti. C’était si fort que cela m’a donné envie de faire demi-tour et de retourner sur la plage. Heureusement, les oies étaient toujours là. La marée montait, je les voyais de loin et je les ressentais.
Je suis descendue sur le rivage et j’ai marché dans leur direction, doucement, très très doucement, pour essayer de m’approcher le plus possible. Elles étaient là, en groupe, sans s’occuper de moi. Mais je savais très bien, et elles savaient très bien, que j’étais là.
Il devait y en avoir une quinzaine, en train de chercher à manger dans à l’effleurement des vagues contre les rochers. Elles prenaient les vagues sans s’émouvoir. J’étais fascinée. J’étais si heureuse de les voir, les bernaches du Canada, venant de Scandinavie (si si). Venant du Värmland, cette terre dont j’ai rêvé et sur laquelle j’ai marché. Cette terre qui m’a nourrie lorsque j’avais 20 ans. Sa poésie et sa dureté, son expression et sa discrétion.
De belles oies bien en chair. Blanche, noir et marron foncé. Leurs trois couleurs spécifiques. Bien potelées, visiblement en pleine forme. Certaines caquetaient pour elles toutes seules, d’autres pour chasser une voisine malvenue, et d’autres en s’envolant… je ne comprenais rien à ce qu’elle racontait. J’ai fermé les yeux et je me suis baignée dans les sons.
Je me suis avancée sur les rochers à tout petits petits pas. Je faisais semblant de rien et elles aussi. Et je suis restée longtemps immobile, à les ressentir, à les regarder et à les écouter. Leur caquetage était parfaitement indéchiffrable pour moi. Cependant, à un moment donné, j’ai quand même pensé que l’une d’entre elles parlait de moi. Elle m’acceptait, mais prévenait les autres de rester vigilante.
J’étais émoustillée comme une fillette, et très émue. C’était la deuxième fois que je croisais des oies sauvages cet hiver. Une première fois dans des marais, en plein soleil, et aujourd’hui sur le rivage, face au soleil également, avec la mer scintillante. Chaque fois, il y avait elles, il y avait moi, et personne d’autre. Ah, si, quand même, quelques gravelots qui couraient aussi vite que dans un dessin animé de Tex Avery…
En les regardant et en les écoutant, je suis revenue trente ans en arrière lorsque, en pleine lecture, j’étais littéralement transportée à des milliers de kilomètres de ma chambre de bonne, septième étage. C’est grâce à ces voyages-là que je les ai rencontrées. Depuis, chaque fois que j’entends ou que j’aperçois une oie sauvage, c’est comme un souffle qui prend de la puissance et qui se répand dans tout mon corps. Comme un grand sourire qui arrive et qui s’installe. Je ne le dis pas forcément, je le garde pour moi. C’est en moi et c’est si difficile à expliquer. Les oies sauvages sont des oiseaux migrateurs très très résistants, très volontaires et très sensibles. Bien sûr que je me reconnais en elles.
Lorsque je voie une oie sauvage, je reste stupéfaite, ébahie, ravie. Parce que c’est pour moi un rappel à la liberté, à la vie. Je n’ai même pas besoin de les voir, je les ressens. Je les entends. Je prends sur mon visage le souffle du vent qu’elles provoquent en battant des ailes. Je reconnais ce vent, celui des émotions, celui qui me renverse, ce vent du Nord, qui vient de Suède et du cercle polaire ; des régions froides ancestrales…
Je n’ai pas besoin d’ornithologue pour reconnaître les bernaches. Elles sont comme une partie de moi, que je n’ai connue qu’à 20 ans. Depuis, je me suis rattrapée ; j’ai rêvé tant et tant de fois d’elles, et maintenant, je peux les approcher chaque jour d’hiver si je veux. Je sais où aller pour les voir et les entendre. C’est tout nouveau, cela fait partie de ma nouvelle vie. Sourires.
Devant l’océan Atlantique, par exemple. Une simple plage du Morbihan à marée montante, le moment où elles se nourrissent. Avant-hier, je me suis approchée le plus possible et je suis restée immobile jusqu’à ce que la marée m’oblige à reculer. Au fur et à mesure que les vagues envahissaient la plage, les oies s’envolaient. Je les voyais partir au loin et disparaître.
J’essayais de les suivre des yeux, mais je ne pouvais plus les voir au loin. J’avais sans doute l’air un peu sotte avec ma main en visière à regarder des pointes d’épingle dans le ciel translucide. J’étais heureuse d’avoir été si proche, de leur dire en pensée que je les accompagnais, de ne pas les connaître et de les aimer. De respirer les embruns et les rayons de leur soleil. D’être une humaine face à elles…
… les oies libres et fortes. Bons voyages et belle vie…
Les oies bernaches du Canada, les plus belles, dans la rivière de Morlaix, que c’était. Signe d’hiver très froid chez nous. J’aime tellement ce texte.
Les plus belles, oh que oui ! ça fait plaisir de vous lire ; bon hiver du côté de Morlaix…
Cela ressemble fort à ces moments parfaits où l’on se sent intimement liés à la nature. 🙂
Oui, ces moments parfaits où nous sommes aussi la nature et où nous prenons le temps de le vivre. Merci de l’avoir notifié, cela me permet de décider de le faire plus souvent !