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Nous étions encore nombreuses à attendre notre tour. Immaculées, d’un bon format, ornées de fines lignes délicates et veloutées.

Pour ma part, j’attendais, patiemment disposée à la 54 -ème place parmi mes consœurs. Chaque jour, je me préparais, et lorsque j’entendais au loin le doux frottement du stylo plume, je m’impatientais un peu plus. Lorsque parfois je percevais l’énervement de mon propriétaire, écrivain, qui d’un geste rageux infligeait à une de mes prédécesseuses un destin atroce, réduisant à néant tout espoir de faire partie d’une grande création, j’étais partagée entre l’horrible idée de finir à la poubelle un jour moi aussi, et l’envie que l’on arrive plus vite à moi.

Ce matin-là, lorsque nous sortîmes du tiroir, dans son grand bureau éclairé par les premiers rayons du soleil d’octobre, j’eus nettement l’impression d’y voir plus clair que d’habitude. L’explication était évidente. Il y avait moins de monde au-dessus de moi. L’écrivain avait bien entamé son cahier, ce serait bientôt à moi d’éclater de ma blancheur. A moi les mots, les phrases, les points d’exclamation, les tournures délicates, les subordonnées et les relatives, les majuscules et les points de suspension. Ah les points de suspension…Mes favoris. Ceux qui font durer l’histoire, évoquant à la fois le suspens, la douceur, l’hésitation, les souffles courts, l’amour souvent.

Lorsque j’entendis le bruit du lourd fauteuil qu’il tirait avant de s’asseoir, le tintement des stylos qu’il passait de main en main pour en choisir un, je frémis délicatement. Je sentis l’odeur rassurante et connue du café chaud dans sa tasse. Il était prêt, comme chaque matin. Combien encore avant moi ? Dix ? Douze ? Il remplaça la cartouche de son stylo, ajusta son fauteuil et alluma la radio. J’entendis un grattement régulier. Il avait commencé. Quelle inspiration aujourd’hui ! les pages commencèrent à tourner les unes après les autres, et chaque fois je respirais un peu mieux. Tout à coup, je sentis la chaleur. Pas directement sur moi, mais pas très loin, perceptible. Une auréole brunâtre vit le jour au-dessus de moi, elle s’étendait irréversiblement…L’auréole arrêta sa course folle juste avant moi.  Et puis tout à coup, un juron, puis deux, suivis d’un horrible déchirement, de froissements secs, et plusieurs d’entre nous atterrirent directement en boule dans la corbeille sans préavis. Un frisson me parcourut, et c’est alors que la lumière de la pièce m’éblouit instantanément. J’étais là. Offerte. Qu’allait-il se passer ? Était-ce le grand jour pour moi ou étais-je destinée à une mort prématurée, en proie à la colère de mon écrivain ? Le calme était revenu dans la pièce. Un léger courant d’air me souleva, sa main me caressa comme pour me jauger. Je n’avais pas subi de dommage, j’étais prête, magnifique, je lui tendis mes lignes.

Je pense que j’étais la plus belle feuille blanche de tout le cahier. J’avais patienté, imaginé ce jour des dizaines de fois, j’avais senti la pression de la plume au loin, j’avais échappé à la mort plusieurs fois mais j’avais toujours été là. Angoissante, cette fameuse page blanche, c’était moi aujourd’hui. Je savais que l’instant était décisif, je souhaitais de tout mon être que la plume se pose, m’effleure, parte dans sa course folle, laissant couler sur moi l’encre magique, me parant de ses boucles, de ses pleins, de ses déliés, et que se joue devant moi le spectacle du manuscrit.  

C’est à ce moment là que sa femme entra dans la pièce. Ils échangèrent quelques mots, discutèrent du dîner qui devait avoir lieu le soir même. Je n’avais pas encore compris ce qui était en train de se passer, lorsque tout à coup, je me sentis détachée du reste du cahier, désolidarisée de l’aventure de laquelle je souhaitais tant faire partie. Je sentis une à une mes attaches se décrocher de la spirale qui nous reliaient toutes, et la pointe d’un vulgaire stylo se poser sur moi. Lorsque je découvris avec horreur les mots qui étaient en train de se créer sur mes lignes, j’étais déjà à l’agonie. Des fruits, des légumes, du poisson et deux baguettes. Ne pas oublier de passer au pressing. Récupérer la commande chez le boucher. Je n’étais plus blanche, je fus pliée en quatre, enfoncée dans la poche d’un jean, et je retombai dans l’obscurité…Au mieux je finirais dans une poubelle de tri et je serais recyclée, au pire je me noierais dans une machine à laver.

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