Rangée depuis de longs mois dans ce bahut poussiéreux, je me souviens de ces instants de gloire quand Mamie Ginette, petite femme dynamique et joyeuse, était encore de ce monde.
Dès l’aube, alors que toute la maisonnée dormait, j’étais la première compagne du lever. La vieille dame, de ses mains déformées par trop de labeurs, me soulevait délicatement pour me poser sur le rebord de l’évier, craquelé au fil des ans. L’email gris clair de ma tunique comportait de grosses fleurs de roses peintes à la main par Ernest, l’artisan-émailleur de Morez dans le Jura.
Aujourd’hui, sourire aux lèvres, j’ai oublié cette période oppressante de ma vie. Néanmoins, je me souviens lorsqu’il a préparé la finition de mon corps d’acier longiligne et terne. Avec minutie, il a cuit « la fritte » de cristal puis teinté cette dernière avec un oxydant platine pour ma robe. L’homme a incorporé un oxyde d’étain afin de récolter l’émail opaque parfait pour recouvrir mes formes dénudées. Les jours se sont alors égrenés au ralenti. J’ai dû patienter des heures, posée sur l’établi rustique râpeux de l’atelier. J’ai regardé la substance chimique qu’Ernest a versée dans le vieux moule et prié pour qu’elle refroidisse vite ! J’ai dû attendre de longs moments avant que l’émailleur décide d’appliquer la poudre obtenue sur mon corps pour m’enfourner dans ce foyer bouillant immonde. Heureusement, il avait déjà pétri la pâte huileuse pour la réalisation de mes belles roses anciennes. Quand enfin il a pris son pinceau d’artiste, j’exultais de bonheur. Toute à ma joie, j’ai claironné de mon couvercle et suis tombée dans un grand fracas assourdissant. Ernest m’a observée pour vérifier que je n’étais pas cabossée et m’a caressée pour me rassurer puis son pinceau agile délicat est venu me câliner délicieusement.
Tous mes sens en éveil, je savais que je serais achetée par une personne soigneuse et attentive. Mon souhait fut vite exaucé : Mamie Ginette, la plus sympathique des femmes, m’a payé à prix d’or auprès de l’artisan. J’ai alors partagé avec cette grand-mère des après-midis chaleureux à côté de tasses en porcelaine fine. Arabica doux et acidulé, Robusta riche en caféine et même le Peaberry ou l’Éthiopien pour les grandes occasions dansaient dans mon filtre et laissait échapper le liquide chaud dans mon corps svelte. Ces cafés libéraient leurs arômes allégrement dans le petit salon où voisins et amis étaient conviés quotidiennement.
Au fil des jours, j’ai appris toutes sortes de nouveaux mots pour décrire la flaveur dégagée par ce jus que je détenais précieusement sous mes roses. Les invités déclinaient avec un incroyable engouement l’acidité citronnée, l’équilibre délicat, l’amertume cacaotée, la richesse de la saveur, la puissance de l’arôme fruité ou floral, l’intensité du caramel, le parfum malté ou fumé : tant de descriptions olfactives dont je me délectais, seule vraie détentrice de cette boisson si raffinée !
Un dimanche, Mamie Ginette a même reçu un amateur de café, venu avec des connaisseurs. Un cérémonial de « cupping » fut organisé et une « roue des saveurs » apportée pour deux heures de dégustation. Cet après-midi-là je fus la reine du bal. Je bombais le torse lorsque chacun des convives glissait sa main galamment dans mon anse ou caressait mon corps avec un gentil compliment sur ma tenue.

Pour rien au monde, je n’aurais aimé être l’une de mes collègues sans intérêt :
Qu’elles conservent leur Piston en inox froid, leur Ballon fragile de décompression, leurs trois chambres en aluminium pour le moka, leur dosette, leur capsule et tous leurs équipements !
Aujourd’hui, je garde ces souvenirs intacts en mémoire. Je reste confiante en l’avenir : la petite fille charmante de Mamie Ginette viendra forcément un jour ouvrir la porte vitrée de mon buffet !

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