Mémoires d’une pelle

Ma vie était bien plus belle, dans le temps. Quand j’étais jeune, je vivais à la campagne, entourée de mes collègues de travail qui, à la longue, étaient devenues des amies. Nous travaillions dans un grand jardin potager et nous avions toutes nos spécificités, le jardinier choisissait l’une ou l’autre d’entre nous selon son besoin du moment. Ah ! il y en avait, du travail, à l’époque ! Creuser, racler, ramasser, transporter, nous savions tout faire ! Toutes semblables, et en même temps si différentes !  

Ce que je préférais, c’était ramasser les feuilles d’automne de toutes les couleurs, que le vent faisait voltiger dès que je les déposais en un tas au fond du jardin. L’hiver, le travail était plus pénible : On m’embauchait parfois au déneigement. Il faisait froid, le jardinier pressé de se mettre au chaud se dépêchait et m’accablait ainsi d’une cadence infernale.

Au printemps, des trous de plantation pour les arbres fruitiers aux raies de semis, je savais tout faire, mon travail n’était pas monotone . Même le transport du fumier pour enrichir la terre des légumes me paraissait agréable, j’étais utile ! J’ai même participé à la plantation de rosiers, dahlias, marguerites…Je vivais entourée de fleurs, un vrai paradis !

Et puis, j’étais jolie, tu sais, quand j’étais jeune ! A l’époque, ma tête ronde n’était pas rouillée comme aujourd’hui et mon manche en bois ne se déboitait pas de mon col de cygne quand le jardinier me saisissait dans sa poigne ferme ! Ah comme j’aimais sentir ses mains calleuses se refermer sur mon manche….

Et puis un jour, le jardinier n’est plus venu. Avec mes collègues, nous l’avons attendu longtemps, debout sagement alignées contre le mur de la cabane à outils au fond du jardin. Par l’entrebâillement de la porte qui ne fermait plus et que personne n’était plus venu réparer, nous regardions tristement la mauvaise herbe envahir notre beau jardin si soigné…les légumes n’ont pas été ramassés, les fleurs ont fané, les fruits pourris tombés au sol se sont décomposés dans l’épais tapis des feuilles d’automne que personne ne ramassait plus.

Un jour, on est enfin venu nous chercher. Sans explication, nous avons été jetées dans une benne de camion et emmenées, malgré notre grand âge et la fragilité de nos vieux manches, vers un nouvel employeur : le cimetière de la ville.

Je suis maintenant chargée de combler des trous. La terre que je soulève et disperse avec le plus de douceur et de respect possible recouvre des tombes et parmi les fleurs qui m’entourent, beaucoup sont factices.

Ce matin, après le départ de la famille endeuillée, lorsque l’employé des pompes funèbres m’a enfoncée dans le tas de terre pour me remplir, j’ai lu sur la tombe voisine le nom et le prénom de mon cher jardinier.

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