Je me suis trouvé un jour au cœur d’une aventure dramatique dont j’ai été un ressort involontaire. C’est la personne qui m’a récupéré qui raconte cette histoire.

“Le livre était posé sur le banc entre le jeune homme et la femme à la robe rouge, un bon prétexte à la rencontre. Ils logeaient tous les deux à la même auberge et ils avaient un peu sympathisés la veille après le repas dans la tiédeur du soir. Elle lui avait expliqué qu’elle était illustratrice de contes pour enfant. Elle aussi venait visiter le château en reconnaissance des lieux pour illustrer une nouvelle que lui avait commandé son éditeur. Elle pensait louer un cheval pour visiter le domaine car le château comportait un parc de 25 hectares, un haras et un grand jardin avec des serres.

Il connaissait déjà son prénom, Irène. Toute la nuit il n’avait cessé de penser à elle. Le scintillement de son regard émeraude, son rire léger et cristallin le poursuivaient jusqu’à la blondeur de sa chevelure descendant en cascades sur la cambrure de ses reins. Il arrivât dans la salle à manger pour prendre son petit déjeuner juste au moment où la fine silhouette de la jeune femme en contrejour s’éclipsait par la porte fenêtre. Il la suivit du regard et vît qu’elle s’apprêtait à monter dans sa voiture. Sur la table elle avait oublié son livre. Il s’en empara pour le lui rendre mais arriva trop tard. Heureusement il avait ses clés sur lui. Sans réfléchir, il bondit dans sa voiture.

Après plusieurs heures, le jeune homme avait enfin réussi à la retrouver. La jeune femme sortait des écuries en tenant par les rênes une jument anglo-arabe à la robe brillante et lustrée. Puis brusquement elle attrapa les rênes de son cheval, et un sourire complice avec un petit geste de la main cueillit le jeune homme en pleine décontenance. Il brandit le livre dans sa direction en guise de réponse mais elle était déjà sur sa monture, lui présentant son dos et sa croupe.

Il la vît s’éloigner altière, calée bien droite sur sa monture, son corps épousant son bercement régulier. Il restât fasciné par le spectacle de cette chair lisse et blanche, de ses cuisses et des jambes nues qui embrassaient sans retenue les flancs soyeux du cheval brun. Il l’observait, le livre à la main comme s’il voulait graver à jamais cette image dans sa mémoire pour ensuite l’épingler dans sa chambre, comme l’affiche d’un spectacle dont on veut garder le souvenir intact.

La cavalière trottait devant le jeune homme à l’allure régulière et hâtive du cheval qui sent l’écurie toute proche. Il courait derrière, toujours le livre à la main qui lui échappât. Il stoppa en plein élan, tomba dans la poussière et le récupéra, pendant que la jeune femme disparaissait derrière l’orangerie. Quand le jeune homme débouchât de l’autre côté du bâtiment, la cavalière disparaissait au milieu de la beauté blafarde de l’immense roseraie sous le halo de poussière que lui renvoyait leur galop soudain.

A force de courir, sa bouche sèche, sa tête vide lui réclamait une halte à l’une des fontaines du jardin et il obéit, prêt à abandonner devant une course aussi déterminée. La jeune femme s’était-elle aperçue qu’il l’avait suivie ? Ou était-elle si pressée d’aller ?

Dans ce dédale de buis dense, il errait maintenant depuis plus de trois heures en cherchant désespérément un repère pour trouver le chemin de la sortie. Il s’y était engouffré quand il avait aperçu l’empreinte rouge de sa robe se fondre dans la verdure. Chaque coude, chaque allée étroite étaient semblables aux autres, rien ne permettait de s’orienter où de mémoriser un détail dans ces massifs, tous taillés en brosse qui le dominaient d’au moins deux mètres.

Au bout du boyau de verdure, là une tache rouge intense. Son cœur s’accéléra et il appela, plein d’un espoir qui ne dura qu’une dizaine de secondes. Une robe légère était bien accrochée à une ramure, sa robe rouge qu’il reconnue de suite, vide de corps, elle le narguait. Où était donc passé l’illustratrice ? Il resserra fébrilement son étreinte sur le livre, comme s’il pouvait lui apporter une réponse. Son excitation joyeuse retomba devant la blessure sanguinolente du massif vert sombre qui ne lui était d’aucun secours et qui brisait tous ses élans.

Cependant il avait autre chose en tête maintenant. Le jeune homme était pris en tenaille entre une faim pressante, la soif, qui l’affaiblissaient et l’angoisse de ne pas trouver l’issue. Il se souvenait bien avoir fait sa piqûre d’insuline dans sa chambre avant de descendre déjeuner mais il n’avait pas déjeuné justement. Il fouilla dans ses poches de pantalon et n’y trouva pas de bonbon salvateur. La nécessité impérieuse de trouver la sortie avait pris le pas sur sa déconvenue. En sueurs, les jambes molles, et la vue brouillée, il continua à marcher. Il s’arrêta à la croisée de quatre chemins qui lui offrait trois nouvelles possibilités de progresser dans ce labyrinthe où il tournait en rond depuis maintenant quatre heures.

Il se dirigea à l’oreille cette fois, au murmure naissant dans le couloir de végétation de droite. Cette fois-ci il avançait lentement, scrutant posément chaque centimètre carré de feuillage et de sol jusqu’au prochain croisement. Le scintillement lumineux que lui renvoya une fontaine lui fit brusquement relever la tête. A la bifurcation de l’allée il découvrit un bassin circulaire avec en son centre une sirène en marbre blanc brillant redressée à la surface de l’eau, plus grande que nature. Deux amandes turquoise incrustées dans un délicat visage d’une lactescence virginale fixaient le visiteur. De ses lèvres entrouvertes s’échappait un généreux filet d’eau chuchotant à son oreille une litanie hypnotique. La fraîcheur bienfaisante de l’endroit, la beauté de cette statue à la poitrine offerte ruisselante firent s’agenouiller le jeune homme pour une halte rafraichissante.

Le fond du bassin était coloré d’une mosaïque évoquant les profondeurs océanes peuplées d’anémones et de coraux.

C’est là que le gardien du domaine l’a retrouvé, au coucher du soleil, à l’heure de la fermeture. A genoux, la tête totalement immergée dans le bassin, le jeune noyé, avait encore les deux mains accoudées sur le rebord. Peut-être s’était-il penché pour boire à la fontaine avec ses mains en coupe. Peut-être avait-il perdu connaissance et, le poids de sa tête faisant masse, avait dû l’emporter au fond du bassin. C’est ce que conclurent les enquêteurs.

Le livre était posé à côté de lui. Je le pris et je lus: «La petite sirène», texte intégral, Hans Christian Andersen.

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