Je suis un maillet qui, visiblement, n’intéresse personne. Je suis trimbalé de maison en maison sans avoir réellement de vraie place. Je sers uniquement quand le marteau refuse d’être de service. Et, il y a deux jours, un homme m’a soupesé, dubitatif, et m’a reposé dans un geste brusque. Bing, ouille, sur l’établi.
Quelle tristesse. J’aimerais bien exister autrement. La femme chez qui je reste ne s’occupe pas du tout de moi. Elle s’en moque. Elle m’a utilisé il y a une semaine pour enfoncer une cheville dans un trou, parce qu’elle n’avait aucun autre outil sous la main. Aucun remerciement, aucune chaleur, rien. Ce n’est vraiment pas drôle. Je suis un maillet triste. Et, en plus, je suis un maillet moche. Je suis vieux et usé. Je ne sais même plus qui m’a usé, tellement j’ai été oublié. Cela rajoute à ma tristesse.
Je considère que j’ai été maltraité. Toujours rangé dans des lieux froids et sombres. Jamais nettoyé, jamais huilé, jamais bichonné. Avec souvent de la poussière ou de la sciure sur moi. Ça me gratte, c’est poisseux, j’aime pas. C’est vraiment difficile. Je suis un maillet malheureux. Malheureux qui vit parmi des outils pas très gais, dispatchés dans un garage humide aux fins fonds du Morbihan.
J’en ai ma claque ! Je veux partir. J’attendais les beaux jours, ils sont là. Quatre jours qu’il y a du grand soleil dehors. Je l’ai vu aujourd’hui quand elle a ouvert la porte du garage. Ça semblait chaud et c’était lumineux.
Demain, j’me casse.
Demain, je sais qu’elle ne pensera pas à moi, comme les autres jours. Rien de nouveau. Et je sais aussi qu’elle ouvrira la porte, parce qu’elle a du bois à ranger et que le garage sera ouvert pendant au moins trente minutes. Alors, je vais en profiter. Je me suis déjà bricolé un petit moteur à propulsion, que j’ai planqué dans le tiroir de l’établi. Il est tout près, caché dans un mini sac à dos. Elle n’a rien vu, c’est normal, parce que les outils, elle ne les regarde pas. Elle ne sait pas ce qu’elle perd !
Bon, le petit sac à dos, je vais me l’enfiler sur le manche, à l’aube, pour être prêt. Je serai au taquet. Et, au moment où elle arrivera, ça va être la fête ! Je vais me déployer comme jamais ! Elle va être surprise, la cocotte ! Elle va être éblouie par la beauté de mon manche et la puissance de ma tête. Je lui souhaite de bien en profiter, parce que ce s’ra pas tous les jours…
Ouais, rien que ça. Elle pourra me supplier de rester et me promettre des caresses, je vais m’envoler et je vais déchirer les airs. Je vais fulgurer ! Je pars, je n’ai besoin de personne, je suis fort et je suis brave. Ouaip. Je suis un vieux maillet mais je suis déterminé. Et les cocottes dans son genre, franchement, non. À pleurer.
J’ai d’autres rêves, ça me tient aux tripes. Je pars. Demain.
Seul et solitaire dans ce désert infâme. C’est beau, ça. Je m’admire moi-même de me sentir si brave. Genre cow-boy, limite chevalier de la table ronde. C’est sans doute cela. Le Graal, je suis en chemin. Ma vérité. Rien ne m’arrête. Pas même une brune aux yeux verts.
Stop. Sauf que… Je suis un vieux maillet. Si vieux que je ne m’étais même pas aperçu que j’avais été enlevé par un homme en quête de pouvoir. Je viens de m’en apercevoir. Mince. Dommage. Je suis dans une voiture. Bloqué.
Je n’aurais plus l’occasion d’impressionner cette femme en déchirant les airs. Il m’a doublé ! Zut. Un effet théâtral à la trappe !
…
Je suis un vieux maillet qui tourneboule en lui-même et qui aimerait tant qu’on lui parle, rien qu’à lui… Demain, je pars. … Mais où ?
Il a une sacré personnalité ce vieux maillet. On peut se laisser surprendre à vouloir l’aider !
Oui, je l’ai trouvé bien sympathique, il peut s’inviter chez nous!