5h. Paris et Dutronc sont loin, très loin. Dans cette bourgade dépeuplée, délaissée, déclassée, les lumières s’allument ça et là. Les ouvrières se lèvent et parmi elles, Patty. Patty n’est pas son véritable prénom. Elle s’appelle Patricia. Mais on la surnomme Patty. Sa famille, ses ami.e.s, ses collègues, tout le monde. Elle aime bien qu’on l’appelle de cette manière. Elle trouve ça plus joli, plus jeune, un peu américain. Plus dans le coup. Et quand on vient d’avoir cinquante-six ans ans, être dans le coup, c’est pas si mal. Les journées de Patty se ressemblent toutes. Une mécanique bien rôdée. Ça la rassure. Elle se dit que rien ne peut lui arriver puisque rien ne change. D’abord, un café bien noir et brûlant, c’est important, sans sucre. Elle fait attention à son diabète. Patty n’oublie pas de tourner le gros bouton noir un peu poussiéreux de son poste de radio. C’était celui de son père. Elle l’a gardé. Pourquoi, elle n’en sait rien. Peut-être par nostalgie. Ou bien parce qu’elle le trouvait tout simplement joli avec son design un peu désuet. Certainement un peu des deux. La douche, tiède, presque froide. Ça finit de réveiller. Les vêtements sont confortables : un simple jean, un t-shirt et un pull dans les tons roses-orangés. Rester féminine, toujours. Patty s’autorise une coquetterie, une seule : le maquillage. Tout est ritualisé. D’abord, elle applique un peu de fard à paupières bleu foncé. Puis, elle relève ses cils grâce à un mascara bon marché en veillant à ne pas former de paquets et applique du blush rosé sur chacune de ses joues rebondies. Pour terminer, elle plonge un coton-tige dans le tube pratiquement vide de son rouge à lèvres. Elle aurait dû en racheter un il y a bien longtemps. Mais elle n’a jamais pris le temps de le faire. Il y a des priorités dans la vie.
C’est l’heure de partir. Elle emprunte le couloir sombre qui conduit à la salle à manger et à la porte d’entrée. Elle passe devant les deux chambres de ses enfants. Vides. Ses deux garçons ont quitté le nid depuis des années. Ils ont désormais leur propre vie, ont un métier, sont insérés dans la société, au grand soulagement de leur mère. Il n’y a personne d’autre dans la maison. Patty est mariée, depuis plus de trente-cinq ans à Gilles. Ils se sont rencontrés à l’usine, comme beaucoup d’autres dans la région. Mais Gilles travaille de nuit. Ils se croisent parfois quelques minutes sur le parvis de la maison. Mais la plupart du temps, ce n’est que le week-end qu’ils peuvent réellement se voir et faire quelque chose ensemble. C’est comme ça.
Dehors, la nuit ne veut rien céder au jour qui lutte, au loin, pour exister. Il fait frais et un silence absolu règne, tout juste troublé par les portes d’entrée qui claquent et les moteurs des voitures qui démarrent. Patty relève son col et salue quelques-unes de ses voisines qui s’engouffrent rapidement dans leur véhicule. Elles les retrouvera bientôt au travail. Patty les imite et prie pour que sa voiture démarre. Il lui faut deux essais. C’est moins que d’habitude. Elle a confiance en sa voiture, fatiguée et âgée mais solide. Une légère tape sur le tableau de bord pour récompenser ce tas de ferraille avant de jeter un œil à sa maison. Patty adore sa maison. Posséder un petit pavillon de 80m² dans un lotissement, c’était son rêve. Un rêve difficilement accessible. Les revenus du ménage n’ont jamais été mirobolants. Alors on a économisé. On s’est serré la ceinture. Et on s’est résolu à contracter un crédit. La corde au cou pendant trente ans. Il reste quatre ans à Patty et à son mari avant d’en voir le bout. Le bout du tunnel. Et la lumière, si tout va bien.
Sur la route, Patty allume une cigarette. Un petit plaisir. Et puis ça la détend. Son rouge à lèvres laisse une trace zébrée sur la partie haute de la cigarette, tandis que l’extrémité s’embrase. Elle descend la vitre pour pouvoir expulser sa bouffée au dehors. Elle a commencé très jeune. Il faut dire que tout le monde fumait à la maison. Son père, son truc, c’était la pipe. Personne ne s’était étonné qu’elle se mette elle aussi à tirer une taffe en fin de repas pour accompagner le café insipide de sa mère. A son époque, beaucoup de filles fumaient. C’était la mode, comme on dit. C’était bien vu. C’était un symbole de liberté, au même titre que la mini-jupe. Autres temps, autres mœurs.
Elle sait bien qu’elle devrait arrêter, son médecin le lui rappelle à chaque fois qu’elle va le voir. Ses enfants aussi, qui refusent qu’elle fume devant eux ou devant leur incomparable progéniture. «Tu comprends, c’est pas leur donner un bon exemple». Cette société du tout hygiéniste la dépasse un peu. On ne peut plus boire, plus fumer, bientôt plus baiser. Ça la désole. Elle repense à ce débat qu’elle a vu la veille au soir sur une des ces chaînes d’information en continu qui pullulent à la télévision. Expert contre expert. Parole contre parole. Bêtise contre bêtise. Le spectacle permanent des ayatollahs de l’interdiction, du flicage, de la sanction. Alors Patty résiste, à sa manière, à sa minuscule échelle. Elle sait bien qu’elle ne changera pas d’un iota la course inéluctable de la société. Mais elle aime bien. Elle se sent un peu rebelle. Et ça la fait rire.
La barrière se lève. Patty dirige sa voiture vers l’une des places de l’immense parking, grand comme cinq terrains de football. Au loin, l’usine. Son usine. Elle s’y sent comme chez elle. Après tout, elle y travaille depuis qu’elle a dix-neuf ans. Comme ses frères, sa mère, son père avant elle. Une histoire de famille. Un héritage. Depuis plus de trente ans, elle fait la même chose, au même poste. Et ça la rend fière. Elle se sent utile. Comme un maillon essentiel dans la chaîne de production. Sans elle, son savoir-faire, son œil avisé, son expertise, c’est toute la fabrication qui en souffre. Patty parle très peu quand elle travaille. Elle est toujours concentrée sur sa tâche. Dévouée.
Elle badge. Son badge est accroché à son trousseau de clefs et heurte un porte-clefs que son aîné avait confectionné quand il était encore au primaire. Il avait inséré sa photo dans un petit rectangle en plastique. Il sourit. Il lui manque deux dents au devant et son front croûté est recouvert de Mercurochrome. Patty l’en avait tartiné après sa chute de vélo. Elle s’en souvient encore. Elle passe le tourniquet. Tout ce qu’il y a de plus normal et de plus banal pour une ouvrière comme Patty. Mais aujourd’hui, son cœur se serre. Car cette journée est spéciale, différente des centaines d’autres que Patty a déjà connu. Car c’est la dernière fois que Patty vient ici. Car Patty a été licenciée le mois dernier. Et comme tous les jours, Patty revêtira sa blouse bleue aux liserés jaunes. Comme tous les jours, Patty s’installera sur sa chaise fatiguée. Comme tous les jours, Patty aura les yeux rivés sur ses pièces. Patty fera son travail. Patty tiendra les cadences, attendra ses objectifs. Comme elle l’a toujours fait. Patty ne versera pas une larme. Patty ne cédera pas à la nostalgie ou à la tristesse. Car Patty tient à son honneur. Et à sa dignité. Car Patty est forte.