Tout commença par une intrigue alambiquée.

L’inspecteur Hadrien franchit le hall de l’hôtel. Du marbre, des tables en bois laqué, un peu suranné, mais classe pensa-t-il. Il se présenta au gérant de l’hôtel qui arrêta une seconde de se gratter nerveusement les mains et lui indiqua un escalier qui masquait en partie un petit salon. En s’approchant, Hadrien vit deux fauteuils encadrant un bow window. Dans l’un d’eux était perdue une femme menue aux cheveux blancs et petites lunettes cerclées de fer qui le regardait attentivement en tricotant. Ils s’adressèrent un signe de tête et Hadrien rejoignit la scène de crime. 

En grimpant les marches plus pesamment qu’il n’aurait voulu, il se demanda pourquoi cette dame et sa mise en plis lui disaient vaguement quelque chose. L’expression « It rings a bell » lui résonnait dans la tête sans qu’il comprenne d’où elle sortait.

« Il nous a fait une X Files! claironnait la voix de l’inspecteur Octavio alors qu’Hadrien entrait dans la suite de la victime. 

– Anachronisme, c’est un décor années 30, répondit un technicien de la scientifique sans lever la tête.

– C’est parce qu’il s’est évaporé hors de ses fringues? fit le chef de la police municipale. Arrivé en premier sur les lieux, il assurait la police de l’archipel. 

– Ah…c’est beau ça, évaporé hors de ses fringues…murmura Octavio, les yeux vers l’horizon. 

– Donc, le corps? 

– Chef! La traversée s’est bien passée ? 

– Oui merci, Octavio. Donc, le corps? 

– Pas encore de corps!

– C’est mince »

Hadrien interrogea des yeux le chef de la police municipale, qui vint lui serrer la main. 

« Duplouich, enchanté. On nous a appelé parce que le sieur Valachon n’a plus été vu depuis hier soir. Ça fait peu, mais voilà, vu sa personnalité et les circonstances…

– Beaucoup de bruit pour rien, sans doute, ajouta le technicien. 

– Oui, mais le sieur Valachon est chef d’un parti politique (c’est un premier point), il s’est donné en spectacle hier soir (c’est un deuxième point), et il avait reçu des menaces prises très au sérieux par les RG, apparemment…(troisième point) »

Hadrien voyait qui était le client, un type un peu braillard, vivant de polémiques et d’opportunisme, ne supportant pas la contradiction dans son propre parti, se réclamant du peuple mais séjournant dans un hôtel (au charme suranné) à 200€ la nuit. Hadrien sentit que l’affaire serait…enfin chiante quoi. 

Sauf que. 

« Chef, visez le truc. » Octavio se tenait à côté du lit king size, un sourire ravi aux lèvres.

Effectivement, c’était peu banal. Des vêtements s’étalaient sur le lit, juste sous l’oreiller. Soigneusement disposés, ils semblaient attendre que quelqu’un se glisse dedans. Ou plutôt, ils semblaient avoir été vidés de leur occupant. La chemise était boutonnée et enfermée dans un veston, lui-même recouvert d’une veste coordonnée. Le pantalon s’étalait dessous, avec sa ceinture, suivaient les chaussettes et les chaussures, d’affreux trucs pointus et vernis à talonnettes. Tout était boutonné, lacé, zippé. La montre était sous le poignet gauche, la chevalière en or prétentieuse sous le droit. Les lunettes à grosse monture trônait sur l’oreiller. 

« Ce n’est pas une défaillance de votre téléviseur, ne cherchez donc pas à régler l’image… »fit Octavio d’une voix monocorde, très fier de lui. 

Hadrien lui accorda un léger sourire poli. Regardant Duplouich:

« Les menaces, c’étaient quoi? 

– Des lettres d’insultes pour ses prises de position. Directement dans sa boîte aux lettres personnelle. Il a pris une tarte à la crème dans la figure à Bruxelles. Bon ça…Mais il a aussi reçu trois pépins d’orange dans une enveloppe déposée sur son bureau. Et ça l’a assis, apparemment. 

– Les pépins, Sherlock Holmes, mais c’étaient cinq pépins d’orange, précisa le technicien. Et moi, j’ai trouvé des graines dans la poche du pantalon. Si j’osais, je dirais des graines de seigle.

– Agatha Christie, non? fit Hadrien qui voulait aussi exposer ses références, après tout…

– Exactement…franchement, ça fait improbable, là…

– Son portable, il est encore là ?

– Non, répondit Duplouich. On a retrouvé ses papiers, toutes ses affaires apparemment, mais pas son portable. Il manquerait aussi un slip de bain. Celui dans lequel il a fait son esclandre.

– Ah, oui. Vous pouvez m’en dire plus? 

– Le gérant et un témoin vous raconteront la scène mieux que moi. »

Ils descendirent au petit salon, où le gérant buvait quelque chose dans un verre à whisky, assis à un petite table en face de la dame aperçue à l’arrivée. Elle tricotait avec rapidité. Ses yeux gris vifs les fixaient, un léger sourire flottait sur ses lèvres fines. Octavio précisa d’un air de connaisseur « Elle crochète des granny squares…c’est très à la mode sur Insta.»

Les trois policiers s’approchèrent et prirent place à la petite table la plus proche des témoins. Ils étaient trop proches, en fait, comme des adultes à une table d’enfants, et après un moment de gêne un peu comique, Duplouich éloigna sa chaise. 

« Madame Oliver, Monsieur Perrin, voici les inspecteurs Hadrien et Octavio. Madame Oliver séjourne ici depuis une semaine et M.Perrin gère l’établissement. J’aimerais qu’ils vous racontent la scène impliquant le sieur Valachon dont on est sans nouvelles.

– Toujours évaporé ? » fit la dame au crochet avec un petit sourire et une pointe d’accent Britannique. Hadrien ne sous-estimait personne, et encore moins les Britanniques parlant français aussi bien que Charlotte Rampling. Elle avait regardé les deux policiers comme pour les jauger rapidement. 

M.Perrin ne regardait que son verre et restait mutique, déconnecté de la scène. Tout en crochetant, Mrs Oliver expliqua:

«  Je suppose que vous avez trouvé de la drogue ou quelque chose comme du LSD ou de la MDMA dans ses affaires. »

Duplouich et Hadrien échangèrent un regard et Duplouich prit son portable discrètement. Le technicien était toujours dans la chambre du disparu.

«  Oh, vous en trouverez s’il en reste. Le pauvre homme s’est camé et s’est mis minable, voilà. Il a dégringolé l’escalier avant le dîner. Il était, comme moi, en demi-pension. Mais ces gens ne parlent pas aux gens comme moi en-dehors d’un bref salut. Enfin, le voilà qui déboule, en slip de bain. Assez improbable, vous imaginez. Nous prenions un apéritif, deux ou trois autres clients et moi, accompagnés de M.Perrin. Et Valachon, sanglé dans son slip, les cheveux en pétard, a aboyé « qu’est-ce que vous regardez? », je voulais répondre « toi, bien sûr », mais ce n’était pas le bon timing. »

Hadrien était fasciné par le léger décalage entre le petit col et le collier de perles de Mme Oliver et sa façon de parler. Pourtant, ses intonations élégantes le charmaient. 

Elle continua:

« Il a eu de la chance, c’est étonnant que personne ne l’ait filmé. Il aurait monopolisé les réseaux sociaux au moins dix minutes. Et puis, il s’est avachi dans un fauteuil, et a vociféré « Tôlier, à boire! ». Il a râlé parce que personne ne réagissait, évidemment. Et a chanté, hum…

– La Madelon vient nous servir à boire, précisa le gérant.

– Ah oui, je n’ai pas la référence, s’excusa Mme Oliver. Alors Alex, M.Perrin, lui a servi un verre, et il a bu et s’est mis à pleurer bruyamment. Puis il a lâché qu’il n’y avait aucun avenir pour les hommes d’honneur dans ce bordel (sic), que la révolution, on pouvait courir, et que tous, ils voulaient marcher sur son cadavre et piquer son fric et ses idées. (Pour les idées, il est tranquille). Et on a été interloqués, parce qu’il s’est mouché dans une serviette en papier et a dit dans un sanglot désespéré « pourquoi une loutre avec un cutter entre les dents serait tellement plus véridique que moi! » et il s’est levé et a décampé par la porte fenêtre. 

– Personne n’a essayé de le retenir ? 

– Non, déjà on a tous voulu comprendre la référence à la loutre au cutter. On a trouvé rapidement sur Google. On a bien ri, alors. Et puis, le matin même, en revenant de l’aqua yoga sur la plage, on l’avait vu. Il était sur la terrasse et hurlait sur deux de ses followers. Des assez jeunes de son parti. Je crois qu’il y a une cabale contre lui, et il exclut quiconque ose émettre un avis différent du sien…

– Ou un avis tout court, ajouta le gérant sorti de la contemplation de son verre. C’était une grosse dispute avec quelques belles sorties que je vous épargne…dit-il en riant avec Mme Oliver.

    Enfin, pas étonnant qu’il ait été dans cet état le soir. Mais effectivement, il avait dû prendre autre chose qu’une verveine. »

Il rit de nouveau avec sa complice. Duplouich, qui venait de regarder son portable, fit un signe de tête à Octavio et Hadrien et se leva. Ils allèrent tous les trois sur la terrasse.

«De mieux en mieux…Le technicien a trouvé ce qu’il pense être de la psylocibine dans la salle de bains de Valachon. 

– Il faut que l’on trouve ceux avec qui il se disputait, fit Octavio. 

– Surtout, il faudrait qu’on le retrouve, lui, dit Hadrien. S’il est parti se noyer en slip à cause d’une loutre, tout est pour le mieux, mais sinon, vous croyez qu’il aurait pu quitter l’île? 

– Non, pas à cette heure, à moins de trouver un bateau. J’avais envoyé un agent enquêter sur le port, ils ne sont pas nombreux à interroger ici. Rien de ce côté. La noyade me semble… »

Il s’interrompit et regarda vers la porte-fenêtre. Mme Oliver et Alex Perrin s’étaient approchés et les écoutaient. Mme Oliver suggéra:

« Vous pourriez aller regarder du côté de la plage sud. C’est marée basse, et il est possible qu’il ait dormi là. Ou ait été rejeté par là…Oh, et sinon, la bouée canard a disparu.

– Pardon? fit Octavio. C’est pas une loutre? 

Le sourire énigmatique de Mrs Oliver gagna ses yeux. 

– Non…La loutre a un cutter et c’est un symbole de lutte écologiste. Le canard est une jolie bouée jaune et elle était là, sur la dalle qui couvre le puits, jusqu’à ce que le disparu disparaisse. »

Hadrien trouvait de plus en plus que c’était Mrs Oliver qui maîtrisait le scénario, il y avait quelque chose qu’il loupait…Il ne fallait pas suivre la loutre, c’était un « hareng rouge », comme disent les Anglais. Un leurre. 

Le technicien les rejoignit en affirmant qu’il en avait terminé. Restait à vérifier pour la psylo. Le portable de Duplouich sonna. Il mit le haut parleur. Un kayakiste signalait qu’une bouée canard jaune flottait au large de la plage sud. Ils filèrent au port. Alors que le petit véhicule électrique de la police municipale s’engageait dans l’allée de l’hôtel, Hadrien se retourna et vit Mrs Oliver et Alex Perrin debout sur la terrasse de l’hôtel. Ils le regardèrent partir et rentrèrent. 

Hadrien remarqua: « Nous n’avons pas vu les autres clients de l’hôtel. » Duplouich parut gêné. 

« Nous non plus, dit Octavio. On n’a pas vérifié le registre. Perrin devait nous l’amener, mais il a dû oublier de le faire. »

Le malaise d’Hadrien allait croissant. Il entendit Octavio:

« Les graines de seigle, ça me trotte dans la tête. Je suis sûr qu’il y a un rapport avec les pépins d’orange et les menaces.

– Ou alors, on nous gaslight. 

– Chef, tous ces anglicismes…

– Pardon, on nous enfume. Et ce, bien avant qu’il arrive sur l’île, le Valachon. Les pépins, le seigle…ça part dans tous les sens, c’est des harengs rouges.»

Sur le port, le kayakiste et l’agent étaient là. La bouée canard aussi, pimpante et moqueuse. 

«Elle a dû être jetée d’un bateau, fit le kayakiste. Dans la tête d’Hadrien, les rouages tournaient plus vite. 

– Il n’y a qu’une chose à signaler à part la bouée, fit l’agent qui avait enquêté sur le port. Il semblerait que le bateau de l’hôtel ait pris la mer tard dans la soirée. C’est le patron du café qui l’a vu, et ça l’a étonné. 

– Pour une raison particulière ? dit Octavio.

– Oui, l’hôtel est fermé un mois pour raison de santé, le gérant est hospitalisé. »

Il y eut quelques secondes de silence. Les mouettes riaient autour d’eux. 

« Vous ne pouviez pas me téléphoner immédiatement? rugit Duplouich.

– Mais…ça ne change rien. L’hôtel est gardé par quelqu’un. Personne ne sait trop qui, mais j’ai pensé que le politicien y séjournait avec eux.

Hadrien jura…

– Ils nous ont complètement enfumés…Il faut qu’on les arrête avant qu’ils quittent cette île. »

Pendant que les municipaux agissaient, Hadrien et Octavio s’assirent.

« On a une chance de les retrouver…on ne quitte pas une île comme ça, tenta Octavio.

– Quelque chose me dit qu’on ne les retrouvera pas. 

– Personne n’est jamais venu s’enguirlander avec Valachon. On ne saura jamais s’il s’est vraiment amené le soir en slip. 

– Il avait quand même la psylo dans ses affaires…à moins que ce ne soit eux, aussi, pour nous enfumer. Ils ont pu le droguer, mais qu’est-ce qu’ils ont fait de lui? Et comment l’ont-ils attiré ici?

– Je crois que j’ai compris un truc, fit le technicien qui s’était assis avec eux. Il y avait un papier dans les affaires de Valachon, un email imprimé. (Pas du tout écolo). Il avait réservé le séjour par mail suite à un bon cadeau de trois nuits qu’il avait reçu. Il séjournait ici tous les ans, c’est connu dans le coin, et le papier semblait réglo. Il a suffit aux Perrin-Oliver de se fabriquer un faux email.

– Alors tout est lié à cet endroit, et pas du tout à la politique. Mais comment ont-ils pu occuper l’hôtel en l’absence du gérant? »

De façon peu logique, ils firent donc leur enquête après avoir écouté les coupables et les avoir laissés filer. Le gérant leur apprit que celui qui gardait l’hôtel était une connaissance. D’ailleurs, sa mère avait été en procès avec le sieur Valachon (quelle coïncidence) des années auparavant. Elle disait qu’il avait réussi à l’exproprier illégalement pour son intérêt personnel quand il était député de la circonscription. La propriétaire en était tombée malade et avait disparu de la circulation. Elle vivrait peut-être en Irlande aujourd’hui, ou en Écosse…Non, il n’avait bien sûr jamais envoyé de bon cadeau à aucun client. 

Ni la victime, ni le duo Oliver-Perrin ne furent retrouvés. 

Pas officiellement. Parce que, officieusement, Hadrien s’est rendu une fois dans une petite ville tranquille, au nom difficile à prononcer. Il a glissé une bouée canard miniature dans la boîte aux lettres de l’association des tricoteuses et couturières du Comté. (Il leur a aussi acheté un sac banane en granny squares, pour la fille d’Octavio. Ça revient à la mode, le crochet.)

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