6.

 

 

 

 

 

 

 

 

Madame Boyer raccompagna Andrée jusqu’à la porte de la salle de cours. Debout sur le seuil, elle égrenait de nouveau les motifs de ses réticences, pour bien enfoncer le clou.

— Chère madame, votre petit fils présente un dossier scolaire aussi déplorable que chaotique. Ses anciens professeurs ont l’air d’admettre qu’il est un élément brillant lorsqu’il daigne s’intéresser à ses études. Reste qu’à l’évidence, ces moments sont rares.

Elle le répéta plusieurs fois. Cette dame paraissait aimer marquer les esprits. Tout de même, au moment où Andrée allait prendre congé, la vieille enseignante appuya la main sur son bras pour la retenir et ajouta :

— Néanmoins, son cas ne semble pas désespéré. En vertu du rôle que joue votre mari au sein de notre municipalité, je suis disposée à intégrer votre petit fils dans notre établissement, au moins pour terminer l’année.

Puis, se tournant vers Henri.

— Jeune homme, j’escompte que vous réalisez la chance qui vous est offerte. Je ne supporterais pas de découvrir que vous trahissiez ma confiance, croyez-le. J’ai de l’expérience, et jamais un élève ne s’est permis de piétiner mon autorité sans en subir de lourdes conséquences.

Elle disparut, enchantée de sa prestation.

 

La grand-mère de Henri ne cacha pas son soulagement. Trois semaines que l’enfant avait emménagées chez eux, et depuis, les refus s’enchaînaient. Elle en était venue à penser ne jamais parvenir à l’inscrire dans un collège.

 

Henri avait compris que son grand-père avait réussi sa carrière, toutefois, il était loin d’imaginer que cela lui ouvre autant de portes. Sa mère ne s’était pas préoccupée de son éducation. De cette négligence découlait une dizaine d’années à rattraper.

C’était le nouveau défi qui se présentait à lui… du moins celui de sa grand-mère.

Au début, ces contraintes lui firent regretter sa petite enfance. Si misérable qu’elle fût, elle se voyait au moins dépourvue d’obligations. À compter de ce jour, il sentit qu’on le surveillait sans cesse. La grand-mère épiait et rectifiait chacun de ses gestes s’ils lui paraissaient inadaptés aux circonstances.

 

Ces grands-parents n’étaient pas des gens sévères, juste stricts. Son grand-père était le calme, la bonté personnifiée. Simplement, le laisser aller n’avait pas cours dans cette fratrie. Les codes se devaient d’être respectés, d’autant que la famille avait gravi les échelons dans la douleur pour enfin parvenir à se faire accepter par la bourgeoisie provinciale.

Les semaines se succédèrent, ponctuées de : 

« À quoi rêves-tu ? Tiens-toi droit… Fais attention à la façon dont tu te tiens quand tu manges, enlève tes coudes de la table… Utilise correctement tes couverts ! ».

 

Au printemps suivant, Henri se révéla capable de prendre le thé en compagnie des amies d’Andrée sans lui faire honte. La tenue de la tasse d’une main et la dégustation de la tarte de l’autre n’avaient plus de secrets pour lui.

La discipline montrait des résultats indéniables. Les dames patronnesses de la ville s’extasièrent bientôt de rencontrer un enfant si bien élevé. Elles débordèrent de compliments envers Andrée, qui jubilait.

 

Le sablier du temps s’écoulait sans surprises.

Il passait de longs après-midi dans sa chambre silencieuse, à lire les collections dont regorgeait la bibliothèque de la maison. Les résultats scolaires furent au rendez-vous. Henri était rêveur, mais loin d’être stupide. Il refusait simplement de comprendre à quoi pourraient bien servir toutes ces choses qu’on lui demandait d’apprendre par cœur. Le seul fait de devoir les répéter comme un perroquet face à des professeurs distraits l’agaçait.

En revanche, l’écriture, comme la lecture des grands auteurs, lui paraissait des cultures intéressantes. Cependant, on lui ressassait que seules les mathématiques permettaient de se préparer une existence heureuse.

 

Chez ses logeurs, les principes perduraient. À dix-neuf heures trente précises, le grand-père entrait dans la salle à manger. Sa femme ne tolérait aucune fantaisie concernant le repas du soir. Elle avait connu la guerre et ses privations et n’aurait pu supporter d’avaler la soupe froide ou le rôti trop cuit.

Après le dîner, il discutait un peu avec son chien acariâtre sur la terrasse. Ensuite, il annonçait « qu’il descendait ».

Dans les souvenirs de Henri, ce brave homme n’avait possédé que de vieux chiens dont les dents pourries sentaient mauvais. Comme ce furent essentiellement des teckels désagréables, cela lui donnait l’impression d’avoir toujours affaire au même animal.

L’homme vouait une passion à l’ébénisterie. Il occupait tous ses loisirs à créer des meubles dans la cave. Peut-être était-ce aussi pour fuir les conversations ennuyeuses de sa femme. Henri le soupçonnait, sans pouvoir l’affirmer.

Ces deux-là l’intriguaient : ils vivaient ensemble depuis la nuit des temps, tout en paraissant étrangers l’un pour l’autre.

 

Parfois, il se concédait une entorse à ses traditions : il restait au salon pour regarder un match de football. À ces occasions, Henri tentait de se faire oublier en s’asseyant dans un coin sombre de la pièce. C’était sans compter sur l’œil aiguisé d’Andrée.

— Henri, il est vingt heures trente passées.

— Oh, s’il te plaît, mamie ! Accorde-moi juste la première mi-temps.

 

Ce n’est qu’à ces rares moments que Henri entendit le son de la voix de son grand-père.

— Allons, Andrée. Les matches de l’équipe de France ne sont pas si fréquents. Laisse-le traîner un peu plus tard. Je surveillerai qu’il ne veille pas plus que de raison.

— Eh bien, puisque je me heurte à une coalition masculine, je me retire pour tricoter dans ma chambre. Bonsoir, messieurs ! Répondait-elle sur un ton faussement irrité.

Les deux hommes restaient devant le petit écran. Souvent, le grand-père dormait bien avant le coup de sifflet final. La vie était structurée, certes lente, mais tellement douce, toujours.

 

 

 

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