Sale journée au musée,

Décidément, ce fut une mauvaise journée. Habituellement, les visiteurs étaient polis et réservés. Bon d’accord, avec les enfants, il faut toujours s’attendre à tout. Souvent ils me tripotent, me caressent, font des réflexions désagréables à mon encontre. Certains me postillonnent dessus ostensiblement. Quelle horreur. Je dois attendre généralement plusieurs jours avant que la dame de ménage vienne m’essuyer lorsqu’elle fait « sa tournée de poussière » comme elle le dit elle-même.

Oui, tout cela fait partie des vicissitudes de la célébrité, car je suis un personnage célèbre. Attention pas le personnage lui-même, mais sa représentation. Les guides disent « Monsieur Houdon, sculpteur, a exécuté cette œuvre de grande qualité » s’agissant de moi. D’autres disent « et enfin voici le clou de la visite, vous l’aurez reconnu, le buste de l’empereur Napoléon Ier exécuté par Jean-Antoine Houdon célèbre sculpteur ». Eh oui, rien de moins, je suis l’empereur Napoléon Ier ou ce qu’il en reste de palpable, sa représentation, au milieu de ce musée de province dans la petite ville de Sisteron.

Pourquoi ici, eh bien parce que le célèbre empereur y fit une halte lors de son retour de l’île d’Elbe. J’aime cet endroit, car face à trois fenêtres monumentales je vois tout le paysage que domine la citadelle. Si je me penche, j’aperçois la Durance magnifique qui coule dans cet étranglement rocheux. Oui, là, vous l’avez compris, je ne peux pas me pencher, victime que je suis de ma rigidité statuaire, on peut rêver tout de même.

Ah rêver… J’adore l’exercice, je m’y adonne beaucoup, principalement chaque mardi, jour de fermeture du musée à condition toutefois de ne pas être dérangé par un électricien qui vient réparer quelque prise ou interrupteur, à condition que l’on ne m’empoisonne pas avec cette affreuse odeur de térébenthine lorsqu’une fois par an une entreprise vient encaustiquer à nouveau les parquets.

Décidément, vivre dans un musée n’est pas sans inconvénients, mais il faut bien que les choses se fassent.

Mais là, ce jour-là fût une mauvaise journée. Un guide que je ne connaissais pas est venu accompagné d’un groupe d’hurluberlus du genre sectaire. J’ai tout de suite compris que la chanson serait différente quand ils sont entrés dans la pièce, à leur air mauvais, méchant. Je me suis fait traiter de sale dictateur, de conquérant sanguinaire et insatiable, de Poutine du 19ᵉ. Là, j’avoue ne pas avoir compris. C’était quoi cette histoire de 19ᵉ arrondissement et ce Poutine, c’était qui ?

J’ai eu peur. Pendant que le gardien jetait un œil par la fenêtre – sans doute pour s’assurer que la Durance était toujours là – un de ces sauvages m’a filé un gnon dans le tarin, selon ses propres termes. Il voulait dire un coup de poing dans le nez, pour traduire son langage ordinaire. Un autre de ces individus, que le groupe dissimulait du gardien, m’a délibérément craché dessus. Quelle horreur ! Être un empereur n’est pas une sinécure, je le sais parfaitement, mais être le buste de l’empereur et ne pas pouvoir répondre ou s’opposer est carrément frustrant. Je vous passe nombre d’insanités verbales et autres injures que j’ai subies ce jour-là, moi qui suis habitué aux louanges, au respect, à l’admiration sans borne, moi qui suis la fierté éternelle du peuple de France, je restais interdit.

Je me demande si le gardien n’est pas complice de ces gens-là, avec la façon qu’il a eut de se détourner à plusieurs reprises, avec le sourire narquois qu’il m’adressa lorsque le groupe enfin quitta la salle. Puis il vint vers moi, empoigna le vieux rideau qui pendait tout près et m’essuya le visage comme pour effacer toute trace de ce qui venait de se commettre, un crime de lèse majesté.

Mauvaise journée, vous dis-je. Ce n’est que le lendemain que le conservateur effectuant sa tournée d’inspection s’aperçut de la disparition de la pipe à opium rapportée par le général Berthier de la campagne d’Égypte, laquelle pipe était posée sur un petit meuble non loin de moi. La pipe s’était évaporée, comme partie en fumée.

Alors là, je me suis pris à espérer que le gardien au mauvais regard serait sanctionné. D’ailleurs je ne le revis jamais.

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