6 août 2092 : Soixante -neuf ans, voilà soixante-neuf ans que c’est arrivé . J’avais dix ans, j’en ai soixante dix-neuf aujourd’hui, et je m’en rappelle encore “comme si c’était hier”….J’hésite à utiliser ces poncifs….dire que les IA étaient parties de ça : la probabilité qu’une expression comme “je m’en rappelle encore” soit suivie de “comme si c’était hier”…baste ! Laissons mon cerveau , ou ce qu’il en reste, utiliser les poncifs qui lui font plaisir après tout .
Quoiqu’il en soit c’était un 6 août . Je me souviens que maman m’avait appelée pour le petit déjeuner, je lui avais demandé d’attendre que je finisse ma partie : je ne me séparais plus de ma tablette tactile, sur laquelle j’avais téléchargé un nombre impressionnant de jeux , qui me prenaient bien plus de temps que le travail scolaire qu’au reste je ne fournissais plus . Je me souviens qu’entre copines on guettait les moindres transformation de “chat GPT” la nouvelle IA, à qui nous pouvions confier nos devoirs maison . Quelques professeurs ne nous donnaient carrément plus de devoirs à faire chez nous mais la plupart continuaient, ce qui nous arrangeait bien .
Je n’avais donc pas obéi, j’étais restée à jouer, et je crois bien que je gagnais la partie quand tout à coup plus rien, le “black out” total : rien sur ma tablette, rien sur mon téléphone rien, pas de réseau . Comme nous vivions sur une île, nous étions loin de tout et il n’était pas rare que, de temps à autre, une coupure de courant survienne, mais jamais une interruption générale, les tablettes et autres ordinateurs continuaient à fonctionner dès lors qu’ils avaient une batterie . Mais ce jour-là c’était comme si toute la technologie était soudain devenue inerte, et nous n’avions plus entre les mains que des morceaux de plastique et des tableaux noirs inutilisables entremêlés de câbles inutiles ; nous eûmes beau attendre, quelques minutes, puis quelques heures, quelques jours , quelques mois rien n’était jamais revenu à la normale, et à l’heure où j’écris cette page, je me souviens que nous ressentîmes une sorte de peur dont personne ne pouvait précisément définir les contours, une peur qui nous maintenait tous muets, incapables d’habiller de mots le silence qui venait d’apparaître et devait durer , et dure encore aujourd’hui.
On se doutait bien que quelque chose de très inhabituel s’était produit, mais nous étions pieds et pojngs liés, trop loin de tout . Deux minutes avant, j’aurais pu demander à Chat GPT de m’expliquer ce qu’il se passait, mais d’un coup cette intelligence, qui portait bien son qualificatif, s’était volatilisée…. heureusement d’ailleurs, sinon jamais je n’aurais pu devenir professeur…ceux que j’avais à l’époque ne servaient déjà plus à grand chose, les pauvres : soit leurs élèves estimaient qu’il n’était plus nécéssaire d’apprendre puisque les IA mâchaient le travail, ils attendaient sagement qu’un salaire universel les nourrisse sans qu’ils fissent rien , soit ils étaient quelques-uns, coachés par leurs parents, à préférer apprendre avec leurs IA qui en savaient nettement plus que leur profs et leur permettraient de passer du statut d’élèves lambdas à celui de super haut potentiel, élite de la société de demain….
Demain….nous y sommes aujourd’hui : je suis un prof lambda, je vis loin de mon île et j’adore mon métier, d’autant qu’il s’enrichit, depuis cette cinquantaine d’années, d’une spécialité d’archéologie contemporaine, un peu empirique certes, assez dangereuse aussi mais tellement passionnante . Exit les IA : nous n’avons plus la technologie qui leur avait donné naissance : travailler à l’ancienne, ce n’est pas pour me déplaire , mais il faudra du temps pour comprendre ce qui nous est arrivé .
Il m’arrive de revenir dans mon île : ce n’est plus si facile, des mois de bateau m’attendent chaque fois quand il suffisait autrefois de quelques heures d’avion mais je lui dois bien ça, je veux dire nous lui devons bien ce miracle, tous autant que nous sommes, nous venons tous de cette arche que la distance a préservé .
J’ai fait une grosse croix sur mon agenda (papier…) en date du 6 août prochain. J’attends avec impatience ce grand chamboulement. Finalement, je garde mon encyclopédie en 12 volumes que je voulais donner à la ressourcerie du coin.
ah ah ! Je pense que nous souhaitons tous que cela reste à l’état de fiction ! Quoiqu’il en soit merci …et l’encyclopédie a eu chaud .
Un texte impressionnant de sagacité. Tout à la fois [post]historique et visionnaire, il nous emmène vers notre futur passé !
Bravo ! Splendide !
Vous empruntez aussi le chemin de l’uchronie, dont j’essaie de mâtiner les AlgoToxics ces temps-ci. Je ne vous dis pas ma joie…
Vous rappelez encore à ma mémoire ce fameux week-end du 11 novembre 1999, ou peut-être 2000. Pardonnez à ma traître mémoire, je vieillis. Il paraît que c’est normal…
Ce week-end particulier, qui fut si long, si long, et où sept des treize serveurs (centres de serveurs en réalité) qui constituaient alors l’infrastructure fondamentale de l’Internet, tombèrent !
Ils tombèrent sous l’attaque coordonnée de plusieurs milliers de “hackers” qui sévissaient déjà !…*
Que se serait-il passé s’ils avaient “eu” les treize ?! Dans quel monde vivrions-nous aujourd’hui ?
J’ai lu tout ça dans votre texte, et plein d’autres choses que vous ne faites que suggérer…
Merci de nous l’avoir partagé.
* Vous ne trouverez nulle trace nulle part de cet épisode historique de l’Internet ; croyez-moi, j’ai beaucoup cherché… A charge pour vous (lecteurs) maintenant, de me croire ou non.
Je ne peux, de mon côté, apporter d’autre preuve que celle de ma mémoire, et quand on sait déjà qu’elle viellit… (sourire)
@Guillaume du Vabre ( @algo ), au regard de votre commentaire et surtout de cette lecture jubilatoire pour moi, je mets 10 ❣️ et je n’en dis pas plus. Excellent, ce texte. Je jubile.
content que vous ayez aimé . Merci .