Tristement remisé @potentillejaune

Dans le placard moyenâgeux du garage de Lucien, je suis entreposé négligemment à côté d’une chaussure de ski jaunie craquelée par le temps.
Aujourd’hui, les couleurs de mon vernis ébène et rouge se sont écaillées. Au sommet de ma spatule, le logo prestigieux du S pleure d’une larme furtive.

Au fil du temps, j’ai glissé progressivement le long de la paroi en sapin râpeuse. Ma peau desséchée se fend. Quelle est loin cette époque où j’étais aimé, câliné, lustré, bichonné, avant chaque compétition !
La notion de temps m’échappe. Depuis combien d’années je vis dans cette armoire vétuste ? Seul, abandonné, je frissonne de froid. Mes mains sont glacées. Mon frère jumeau me manque terriblement. Où est-il depuis cette chute spectaculaire lors du slalom à la coupe du monde de ski alpin appelée Kandahar à Chamonix ?

Je me souviens encore de la brûlure de cire appliquée sur ma spatule avec ce maudit fer à farter la veille de l’épreuve. Je garde en mémoire la souffrance infligée par l’affutage de mes carres de champion à 87 °. Lorsque la lime clipsée sur l’équerre m’a mordu à pleines dents, j’ai vomi. J’ai dû attendre patiemment l’arrivée du chiffon doux sur mes jambes meurtries. Néanmoins, l’envie d’accéder au titre m’a aidé à surmonter ces douleurs aiguës.

Lors de cette compétition internationale, avec mon frère nous avons dévalé la pente vertigineuse à une vitesse fulgurante. Après les godilles serrées et éprouvantes du sommet de piste, nous allions permettre à Lucien de monter sur le podium. Malheureusement, trop confiant, Lucien a mal déclenché son dernier long virage, nos fixations se sont ouvertes et nous avons été éjectés juste avant le schuss droit final pour atteindre la ligne d’arrivée.

De mon côté, j’ai été projeté contre la balustrade de protection. J’ai aperçu mon frère s’engouffrer sous le grillage, en direction de la combe enneigée en contrebas. Un nuage de poudreuse s’est élevé dans le ciel. Mon regard ne pouvait se détacher de ce sucre blanc ensevelissant mon double tandis que, brusquement, je me sentis soulevé et emmené au bas de la piste.

A cette image, un banc de brume se forme devant mes yeux. Mes pensées s’enlisent, happées dangereusement vers ce passé éprouvant.