Tout avait commencé en 1968. Il avait sept ans, il regardait par la fenêtre les ouvriers de Lip canarder les boucliers des CRS à grands coups de pierres, et les autres, en retour, les matraquer sans ménagement. La violence inouïe de la scène avait soudain fait jaillir en lui une chose qui ressemblait déjà à une deuxième personne, quand la première n’était pas même constituée : il venait d’acquérir une conscience.
La fenêtre, il le comprendrait plus tard, beaucoup plus tard, la fenêtre n’est jamais qu’un artéfact entre deux mondes. D’un côté, le monde intérieur, magique et poétique ; de l’autre : la barbarie sociale ! Mais cette fenêtre-là, celle de la rue des Anémones dans la cité HLM de Palente, cette fenêtre-là possédait un pouvoir démoniaque : elle n’ouvrait pas sur le présent, elle ne montrait que l’avenir. Ce qu’il voyait au travers des carreaux, c’était sa destinée.
Comme le toréador sait qu’il est né pour combattre le taureau, lui, sut à cet instant qu’il était né pour combattre l’injustice ! Cette prescience l’envahissait furieusement, ravageant cette enfance avortée qui, telle une allumeuse frivole, l’avait pourtant fait rêver. Écorché vif par la brutalité armée d’une société menacée, l’homme qui naissait dans l’enfant sentait déjà confusément qu’il n’était pas au bout du rouleau, que le chemin serait long, dur et sinueux vers la liberté…
On ne sait pas ce qu’est le sens de la vie. Il n’est pas même certain qu’il y ait du sens à vouloir lui donner sens. Ici, c’est le serpent qui dévore le souriceau, et là, le chimpanzé qui console avec tendresse. Ailleurs, l’oiseau tombé du nid régale les fourmis, qui se feront tamanoir, et tous en pourrissant nourriront l’arbre, autre déguisement qu’elle se donne parfois. Elle échappe à notre intelligence rationnelle pour la simple raison que la raison est absurde ! L’humain n’est pas né pour penser, mais pour aimer.
La scène qu’il avait sous les yeux disait à l’enfant : “aime, ressens, éprouve, et même, peut-être… pardonne !” ; jamais elle ne lui dit : “comprends”. Le gamin qui l’instant d’avant rêvait, l’instant d’après, souffrait. Le même jour, un grand philosophe très savant écrivait quelque part que nous sommes créés et limités par notre rêverie*. Plus encore, il voyait en elle les confins de notre être psychique. Le donneur de leçon faisait autorité, moins d’ailleurs par sa philosophie que par la magnificience de la poésie dont il savait l’entourer pour la mieux partager…
Mais le poète était loin, très loin du HLM de la rue des Anémones. Ce n’est que dix ans plus tard que, peut-être, l’enfant pourrait l’entendre. Pour l’heure, la sauvagerie casquée matraquait, matraquait, sous les yeux de l’innocent. Comprendre, expliquer, justifier ou condamner, rien, rien de tout cela n’était seulement accessible à la pensée du gamin. Quelque chose pourtant, quelque chose de minuscule qui surgissait des confins de son esprit lui apparut subitement par enchantement : et c’était un elfe !
Tout entourée d’un halo de poussières d’étoiles, dont la moindre plus lumineuse que le soleil, la petite créature magique semblait animée d’une force, d’une vivacité et d’une puissance telles !, que l’enfant, sans comprendre, ouvrit la fenêtre en grand et lui dit en criant : “Vas-y ! Vas-y ! Vas-y !”…
Et le lutin de bondir dans la mêlée ! Et les pierres de devenir pavés ! Et le sang de couler maintenant des deux côtés ! Celui des ouvriers fatigués, celui de leur progéniture armée contre eux… L’on s’aime et l’on se hait, l’on se massacre ! Le vortex fou qui les engouffre leur susurre du bout des dents : “mords-le, tues-le s’il le faut ! n’oublies jamais : la raison gouverne, et c’est toi qui a raison !”. Et même Sociéthèse !, la divine sorcière est là qui vient à la rescousse de ses petits soldats pour tabasser plus bas les immondes révoltés de son autorité.
L’enfant ne sait plus. Sa mère le prend par la main. Elle le traîne à la pharmacie. La fenêtre s’est refermée. La fantaisie s’en est allée. Là, sur la chaise, c’est son père qui saigne…
Et le pharmacien de Palente, un vieux sage d’Italien, ne peut s’empêcher de marmonner : “il diavolo era bello quando era giovane”… (“Le diable était beau quand il était jeune”)
— Mais là, maintenant, mon ami, qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ?
Gilda ! Appelle les pompiers !
“…le gamin qui l’instant d’avant rêvait… souffrait” appelle une suite… Je compléterai demain… 😉
Non, je retire. C’est bien ce que je voulais dire. Seulement, il manque quelque chose d’essentiel pour comprendre : et c’est une petite, toute petite virgule avant “souffrait” ! (Moi qui me flatte d’aimer la ponctuation au point de prétendre la maîtriser… Édifiant, n’est-ce pas ?!)
Transformer les intuitions nées des trois Algodéfis en une suite cohérente au service d’une même histoire, chapeau !
Votre texte, déjà dense dès le premier opus, a pris la saveur de l’ouverture d’une longue histoire. Le défi interne, que j’y vois, serait, d’une part, de continuer à tenir ensemble le fil du combat social (votre toile de fond ou bien le thème majeur de votre symphonie littéraire ?) et le fil de fantasy chatoyant qui s’est glissé (en bondissant avec l’elfe et la sorcière) et, d’autre part, que ce deuxième fil ne soit pas cosmétique mais bien partie prenante de l’histoire. Suivez le gamin !
Hello Angelune,
Merci de votre commentaire !
J’aime beaucoup cette image de “symphonie littéraire”. Elle me rappelle un travail vieux d’une grosse douzaine d’années que j’avais intitulé “La symphonie carcérale”…
Vous avez raison je pense : le plus difficile sera de maintenir la cohérence, a fortiori qu’une multitude d’autres “acteurs” apparaîtront forcément avec les nouveaux alfodéfis. D’ailleurs, je ne suis pas satisfait de ce premier assemblage en la matière… (Je retravaillerai les points de jonction…)
“Le combat social” n’est pas à proprement parler mon sujet. Mon “dada” serait plutôt la nature de la société (le “contrat social” ? déjà pris 😉 )
Je viens un peu du monde de la systémique… À mes yeux, la société est un organisme complexe qui a sa propre vie, sa propre autonomie, et nous n’avons pas accès à l’intelligence de ses “clés”, ses besoins vitaux en quelque sorte. Les sciences humaines (y compris celle, justement, de “la vie des systèmes”) ne nous permettent que d’élaborer des hypothèses pour ajuster des variables (mon point de vue, n’est-ce pas ?…).
En fait, j’irais presque jusqu’à dire que je ne crois pas au combat social. C’est à mes yeux un “micro phénomène” qui s’est inscrit dans une histoire sociale très spécifique : celle de la société industrielle (ou même de la “société capitaliste marchande” du Moyen-Âge, si vous préférez). Une sorte de régulateur, de soupape de sécurité que le système lui-même a mobilisé pour survivre à ses crises (tout système met en œuvre ce type processus). Je dis bien “le système” (l’organisme), et non ses “présupposés” dirigeants… (théorie du complot, etc.)
Cependant, vous l’aurez compris : je n’aime pas beaucoup cette société que nous avons là. Alors quand la sorcière est tombée du ciel, imaginez ma joie ! D’où son nom d’ailleurs : Sociéthèse ! Et j’espère bien lui en faire voir de toutes les couleurs à cette satanée Sociéthèse ! (surtout avec mon elfe !… car il est puissant, vous verrez…)
Mais, au-delà, ce qui m’intéresse aussi dans cette expérience, c’est de tester les limites de la “théorie combinatoire” qui a donné naissance à l’AlgoScriptor. Formulé autrement : jusqu’où peut-on mobiliser les algodéfis pour créer un “ouvrage littéraire” (récit, essai, nouvelle, roman…) ? Et, à supposer que cela soit possible, qu’aurons-nous créé ?… En quoi, ce que nous aurons écrit sera-t-il différent de ce que nous avons ?…
Lancez-vous aussi Angelune ! (si l’aventure vous tente, évidemment) D’ailleurs nous avons nombre d’excellentes écrivaines sur AlgoMuse que j’invite aussi à se lancer dans cette expérience !
@Fransoaz a ouvert la voie, je lui emboîte le pas ; allez ! Joignez-vous à nous !
Vous verrez ! Dans deux ou trois décennies l’on dira (dans les amphithéâtres) : ce nouveau format littéraire est né sur AlgoMuse au début des années 20 !… (sourire)
PS : Critiquez le texte ! Faites-moi part de vos ressentis. Ce qui bloque. Ce qui vous gêne. Ce que vous “n’aimez pas” ! Ce qui manque de fluidité. Etc. etc.
Je ne mets aucun affect dans ce récit. TOUTE critique sera vraiment précieuse pour moi.
Après la lecture de chaque parution, j’ai lu à plusieurs reprises l’entièreté du texte qui me laisse pensive. Il est construit, comme je voudrais savoir le faire, il interpelle par tant de sujets que je me dois de le relire encore. Le commenter plus avant risquerait, pour ce qui me concerne, et je vous rejoins, entrer dans des partages d’idées personnelles qui, je ne le pense pas, soit l’objectif. Mon dernier mot sera de vous remercier pour ces leçons d’écriture.
J’aime beaucoup le fait de faire de ces algodéfis des suites et finalement toute une nouvelle ou autre forme d’écrit. Néanmoins, j’ai apprécié de lire par « tronçon » (le terme n’est pas très joli…) avant de lire le tout, car c’est un texte dense et pour ma pauvre cervelle, cela demande concentration 😉.
Merci de votre commentaire Ma Pie !
Je suis assez d’accord. Pour l’instant en tout cas. Je trouve que le texte “global” ne reflète pas vraiment l’intensité de chacun des “tronçons” (en tout cas ne les “capitalise” pas…) À mes yeux c’est un peu comme un “bric à brac” (on dit ça ?), alors que séparément les éléments me semblent plus cohérents, “impactants”…
Un gros “travail” devant nous, n’est-ce pas ?
Allez, osez vous aussi ! (mais continuez de me lire et critiquer 😉 )
(Oops ! Je me rends compte que je suis de “perm”, comme “d’hab” d’ailleurs… donc je dois signer : Guillaume 😉 )
Mais ça, c’est tout simplement génial, cela me parle d’une façon terrible, j’ai ressenti les mêmes choses enfant et toujours maintenant.
Je ne suis pas très inspirée en ce moment (en fait, j’ai un plus long texte en formation et cela demande une grande respiration), alors j’en profite pour me ressourcer en lisant les pionniers du site et c’est fantastique.
Merci à vous.