Les ombres du soir descendaient ; le soleil horizontal, passant entre les branches, laissait mourir encor quelques rayons assoupis sur le tapis d’ocre-rouge, celui qu’ont tissé les feuilles, pour habiller les chemins.
Au sortir d’une clairière, je croisai quelques lutins. Ils se rendaient à la fête, la Fête de la Nature, celle qu’on donne ici chaque soir, juste quand il fait tout noir. Je les saluai, ils me le rendirent bien.
Un peu plus loin, c’est la girafe-licorne et son petit girafon qui rentraient à la maison, en chantant le refrain d’une jolie chanson que personne ne connaît, car elle n’existe pas. Le poète qui l’écrira n’est pas encore né, et peut-être, qu’il ne naîtra jamais. Sait-on comment naissent les poètes ? Et sait-on pourquoi ?
C’est tout près de la source, tout au creux du vieux chêne, celui qui a mille ans, que j’ai trouvé Eugène, lui qui n’en a que cent. Il m’attendait patiemment. Je ne l’ai pas embrassé, car il n’aime pas cela. Il dit comme ça « qu’on n’embrasse pas un vieil hibou, ce serait ridicule ! ». Ne connaissant pas ce « ridicule », je ne peux pas comprendre, mais n’ose pas lui demander.
Eugène m’impressionne, il sait tant de choses qu’il peut dire toutes en prose, et sa prose est si belle tout en bleu tout en rose, qu’on ne peut que l’aimer ! A quoi sert de parler et de gesticuler, quand on peut écouter sans compter !? Se régaler d’un Grand Esprit sans même bourse délier !? Non, non, je n’ose pas l’embêter avec ce « ridicule ». Non, j’ai une meilleur idée…
– Sais-tu comment naît un poète, Eugène ?
– Mais enfin, m’a-t-il dit, ne sois pas bête : on ne naît pas poète, on le devient. C’est un peu compliqué. C’est quand on n’a plus rien ; plus rien… que l’essentiel ! Il faut alors s’appliquer à le cultiver, l’essentiel. Vois-tu, on en produit très peu. Quelquefois, ce n’est pas rare, il faut tout recommencer…
– Mais cet « essentiel » Eugène, n’est-ce pas la poésie ?
– Tu n’y penses pas ? Ce serait trop facile. La poésie ne fait pas le poète, c’est lui qui la fait ! D’ailleurs souvent, quand il l’a faite, il la jette ! Sais-tu pourquoi ? Juste pour recommencer…
– C’est bien compliqué…
– Oui, tu devrais plutôt questionner Rossignol pour les poètes ; nous, on est tous philosophes, on ne sait pas chanter.
– Ah mais alors tu vas m’aider pour ma deuxième question : à quoi servent-ils, les poètes, Eugène ?
– C’est plus facile en effet, regarde : ils ne servent à rien ! C’est la poésie qui sert… Essaye, juste un instant, d’imaginer un monde sans poésie ! Il ne resterait que la guerre ! Les hommes sont si bêtes…