vous avez dit .. Madeleine

Je L’ai bien connu dans ma jeunesse : comme je passais toutes les vacances scolaires chez ma grand-mère Madeleine -hormis deux semaines par an pendant lesquelles mes parents m’emmenaient dans un endroit chaque fois différent, un département qu’ils n’avaient pas encore visité, une découverte toujours prometteuse, ce qu’ils appelaient “la Vraie Vie”- j’avais donc tout loisir d’observer cette femme d’un autre temps, ses habitudes, ses manières, ses goûts et tous les objets ordinaires qui l’aidaient à être ce qu’elle était.

En débarquant chez elle, avant même de “défaire mes valises” je passais en revue, impatiente et consciencieuse, toutes les pièces et les recoins qui constituaient le joli havre de paix et de plaisirs de mes congés. Au fur et à mesure de mon séjour, je retournais plus volontiers vers des lieux précis où, selon nos accords, j’avais droit de cité : dans le cabinet de toilette, où j’ignorais les éléments indispensables à l’hygiène et préférais lever les yeux -et pas que les yeux!- vers la seule étagère de cet endroit. Quelle étagère! une suite de senteurs, de textures, de promesses dans des flacons petits ou grands, translucides et mystérieux… L’antichambre qui jouxtait cette intimité bénéficiait d’une belle luminosité accrue par la présence d’un haut miroir. Tout près, une commode dont le tiroir de droite, avec ses boîtiers précieux renfermant quelques merveilles, me faisait rêver de bals et de princesses… J’affectionnais aussi l’armoire à livres, qui sentait bon le papier et l’encre, l’armoire à linge et à  édredons, qui fleurait la lavande, et celle des costumes du dimanche, qui ne servaient guère, protégés par les guirlandes de naphtaline…

Mais mon coin préféré, rassurant, chaleureux, à moi qui suis gourmande depuis toujours, c’était de toute évidence la cuisine! J’en connaissais chaque recoin, chaque objet, je m’y sentais, avec l’aide de ma grand-mère, comme un poisson dans l’eau et avec le temps j’y étais chaque fois plus active. C’est pour vous dire que Le livre de Recettes -la Véritable cuisine, pour Toute Bonne ménagère, les fameuses recettes de Madame C., originales et illustrées-  je l’ai bien connu!

Il ne restait pas dans l’armoire aux livres, oh non! sa place était à portée de mains, près de la farine, du riz et du sucre.  D’aucuns en déduiront que ce n’était pas de la littérature, pas un vrai livre… peut-être, en tous cas c’étaient les lettres d’une femme occupée et attentionnée, celles qui parlaient à tous, faisaient débattre et saliver plus d’un.

Je le revois, sur la table, près du feu, sur le rebord d’une fenêtre, dans les mains, les poches, et même les bras  de Madeleine : elle lisait à voix haute, accompagnait de ses gestes, faisait tinter les jattes, valser les fouets, crépiter le beurre dans la poêle et la cuisine s’emplissait de parfums, de couleurs, de chants. Le livre passait d’ici à là et moi aussi, et le bonheur marquait nos peaux à petites taches : vin, sauces, crèmes, myrtilles, caramel, chocolat…

Son histoire et mon histoire se sont ainsi entremêlées. Avant? je ne pourrais que l’imaginer, Depuis? je ne sais pas tout des accalmies ou des renoncements, pourtant, il y a peu, j’ai rendu à la maison de ma grand-mère une de ces visites d’adulte qui réactivent la mémoire et parmi les nombreux souvenirs, je L’ai retrouvé, esseulé, racorni, taché, jauni certes mais vivant! et tout naturellement il a trouvé sa place chez moi, entre la farine le riz et le sucre.