Je trépignais en attendant que l’on me choisisse. Depuis que j’ai quitté l’usine où j’ai vu le jour, je m’imagine participer à de gigantesques chantiers. Des ponts, des immeubles, d’immenses œuvres d’art. Mes sœurs disaient que je voyais trop grand, que je n’avais pas la trempe pour cela. Mais rien ne pouvait aller contre mon ambition.

Le séjour dans le rayon du magasin m’a semblé extrêmement long. Pourtant, je faisais tout pour montrer mon meilleur reflet, et mon manche brillant devait certainement attirer l’oeil. Les humains s’arrêtaient devant le rayon, hésitaient entre deux autres familles de truelles et repartaient, parfois même sans m’accorder un regard. J’avais le moral au plus bas. Mes sœurs et cousines n’étaient pas gênées par ce prélude oisif à une vie de labeur. Moi si.

Un samedi matin, alors que je commençais à perdre espoir, un petit humain m’a attrapée sans ménagement pour me montrer à un humain faisant le double de sa taille. J’étais secouée dans tous les sens, mais bien heureuse de quitter mon dortoir. Enfin, ma nouvelle vie allait commencer. Je partais à l’aventure.

Mon enthousiasme s’est vite tari. Toute l’après-midi, j’ai été malmenée par le petit humain, incapable d’étaler de l’enduit comme il se doit. Le grand repassait derrière systématiquement, alors que poser du carrelage n’est pas bien sorcier ! Au moins, il a bien pris le temps de me nettoyer en fin de journée. Il était temps, l’enduit commençait à sécher par endroit.

À présent, me voilà enfermée dans une sacoche noire, entourée d’inconnus. Je réprime un sanglot. Ce n’était pas la vie dont je rêvais. Une truelle au manche de bois poli par les ans me demande :

-Ça ne va pas, petite ?

-Non. Je voulais construire des cathédrales et je me retrouve à rénover une salle de bains.

Un peigne à colle ricane :

-Nous sommes des outils bon marché. Un humain qui fait ce genre de chantier ne se fournit pas avec nous. Redescends sur terre.

Mes rêves s’effondrent. Je suis incapable de répondre. La vieille truelle reprend d’une voix douce :

– Au moins, cet humain-ci prend soins de nous. Regarde-moi, j’appartenais à son père. J’en ai vu des travaux, et je suis encore là, alors que dans les chantiers qui te font rêver, nous sommes souvent de la chair à canon.

Je ravale mes larmes. Je n’avais jamais envisagé les choses sous cet angle-là. Peut-être qu’un jour je serai vieille, dans la sacoche du petit humain devenu grand. Si cela arrive, je me fais le serment de transmettre les sages paroles de “Manche en bois”.

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