C’est en forgeant qu’on devient forgeron

J’avais demandé à être seul dans une chambre mais l’hôpital était surchargé. Le troisième jour mit fin à la quiétude du lieu.
Il est arrivé, les deux mains enrubannées comme deux énormes paquets cadeaux. Et moi, plus par politesse que par intérêt je lui pose la seule question qui résonne dans ces murs : « mais que vous est-il donc arrivé ?, point de départ d’une biographie détaillée de mon voisin de lit, une logorrhée sans fin dont le seul bienfait était son pouvoir soporifique.

– Laissez-moi vous expliquer : mon instituteur m’avait dit un jour : « à n’en pas douter, Alfred, tu ne sera jamais un intellectuel. Quand tu seras grand, il faudra te servir de tes pinces ». C’est moi qui dis -pinces-, lui, bien sûr, il a dit -mains-. Il parle comme il faut l’instituteur et moi….

Ici, je vous fais grâce des anecdotes qui n’ont aucun intérêt : ses mauvaises notes, les récréations, son père, sa mère, ses anniversaires, … son service militaire… etc. Je reprends son récit du deuxième jour, dès le petit-déjeuner, café tiède et biscottes molles, quand il semble enfin aborder le vrai sujet de sa présence..

– … et c’est comme ça que je m’installe maréchal ferrant. Vous aimez les chevaux ?

– Mmmm (inutile de relancer la conversation, la mécanique est déjà trop bien huilée !)

– Moi, voyez-vous, je les aime. Je m’informe sur la meilleure façon d’exercer mon métier. Et là ! Devinez quoi ?, je lis – le forgeron forge des pinces pour ne pas se brûler -. Il avait bien raison mon instituteur, tout l’art du métier se joue avec les pinces. Je me mets au travail avec entrain.
Je chauffe le fer. Quand il est bien rouge, je le prends à pleines pinces. Elles restent collées sur le bout de ferraille. Et là ! J’ai tellement mal que je ne sens même plus rien. Samu, hôpital, et me voilà ! en votre compagnie ! Notez que je ne me plains pas, je vous trouve bien sympathique et si vous…

Je tente en vain de stopper un fou-rire, je le dissimule en toussant, je m’étouffe. Alfred, dans son récit qui le passionne, ne se rend compte de rien. Lire ce proverbe absolument stupide : comment forger des pinces pour ne pas se brûler, et..sans se brûler ?Inutile de lui expliquer sa méprise.

… et si vous voulez, pour vous faire plaisir et passer du bon temps, je peux vous raconter le feuilleton que je regarde depuis plusieurs semaines sur la 2.

Non merci, je le suis aussi. Bonsoir.
Délivré ! Demain, j’ai le droit de me lever !

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