Quand j’entrai chez elle, j’éprouvai une paisible sensation de fin de voyage, d’aboutissement. J’observai les objets, les livres, les espaces vides, l’arrangement du mobilier en regard de la lumière, tout me semblait refléter une vie émotionnelle trépidante bien remplie. Elle était assise devant la fenêtre sur le grand fauteuil Voltaire de velours bordeaux défraîchi par le temps. J’étais là, trousse médicale en main, et je prenais quelques instants pour admirer cette vieille dame élégante, légèrement maquillée aux ongles courts vernis. Malgré son âge avancé et sa maladie invalidante, elle gardait des yeux bleus pétillants. Quotidiennement, la mémoire extraordinaire de cette octogénaire me permettait d’enrichir mes connaissances culturelles lors de nos longues conversations. Chaque objet d’art avait sa place : posé avec minutie sur une étagère du vaisselier, sur une console de marbre, dans une niche de la bibliothèque ou simplement sur la grande table de salon, chaque bibelot offrait un cliché merveilleux des voyages touristiques éblouissants de cette femme. Ce matin, la rangée de livres de cuir écornés enflamma mon imagination de jeune médecin : après avoir soigné la vieille dame, je ne manquerai pas d’ouvrir une discussion sur ces belles lectures !
Ravie de constater que j’étais enclin à lui accorder du temps, la sémillante octogénaire me proposa de m’installer confortablement sur le canapé usé du salon. Elle se leva doucement pour caresser de l’index les recueils de poèmes alignés minutieusement par ordre alphabétique. Tels des petits soldats dévoués fatigués, ces livres rouge cerise firent rouler une larme sur le visage pâle de leur propriétaire. De sa main tremblante, elle prit le livre de Baudelaire, râpé par des lectures intensives, l’ouvrit à la page où se trouvait la photo jaunie d’un jeune couple, posa un regard bienveillant sur moi et commença à réciter ” L’invitation au voyage » *. Mon insatiable curiosité, mon besoin irrésistible de partages humains, ma profonde compassion envers mes patients me mettent parfois dans une situation d’infériorité embarrassante. Néanmoins, les yeux brillants rivés sur l’octogénaire, je me suis laissé bercer par la voix suave de la dame dont l’émotion grandissait au fil des vers.
En cette période professionnellement éreintante, ce voile de douceur m’a enveloppé d’une façon inattendue et me suis endormi.

 

*https://www.lesvoixdelapoesie.com/poemes/linvitation-au-voyage

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