« Cette semaine, nous devons ranger la maison de tante Berthe » annonce Marie à ses deux enfants, Lucas et Sophie, adolescents dubitatifs aux regards incrédules. La vieille dame est partie s’établir à Florence pour l’été et m’a gentiment demandé de mettre en lieu sûr les bibelots de sa demeure de Megève. Les cartons sont empilés au garage : je vous emmène tous les deux lundi matin pour m’aider dans cette tâche.
C’est ainsi qu’en ce premier jour de la semaine, les deux jeunes mal éduqués se sont rués sans ménagement dans le magnifique salon Louis XV de ma maitresse Berthe. Je remarque que tous mes comparses, bibelots couteux et antiquités uniques sont malmenés, jetés dans des emballages durs brutalement sans aucune précaution. Si ces enfants s’approchent de moi, je vais leur montrer mon énergie et ma vivacité à me défendre !
D’une hauteur de 90 cm, je suis la pièce la plus ancienne de la maison. De forme « meiping », en porcelaine très fine bleue et blanche fabriquée dans une argile peu alcaline, je descends de la dynastie de l’empereur Qianglong* (selon l’expertise du marchand d’art chinois lors de ma vente aux enchères de 1998). Ne me confondez pas avec mes ancêtres de la dynastie Ming!** Je suis beaucoup plus pur, plus raffiné et mes peintures en dégradés de bleus me confèrent une place de choix dans les vases chinois précieux. Mes décors d’oiseaux posés sur des branches fleuries et quelques pétales de lotus se déclinent du bleu azur au bleu nuit. Je trône au milieu de l’étagère centrale de la bibliothèque sur un coton de velours blanc délicat protégeant la signature de mon pied. Je ne comporte aucun défaut ni la moindre éraflure. Ma maitresse Berthe prend un soin particulier lorsque ses mains frêles me déplacent. Je suis L’Empereur, régnant avec autorité sur tout ce petit monde d’objets serviles plus communs.
Toute à mes pensées j’ai oublié les adolescents turbulents dans le salon : c’est avec surprise que je sens une main froide frôler mon ventre. Sophie, la jeune fille, m’observe avec attention de ses grands yeux verts. Elle laisse glisser lentement son doigt sur mon torse bombé. Je frissonne de plaisir dès que son index dessine des arabesques sur les peintures d’exception de mon corps de rêve. Une sensation extraordinaire me traverse, je me sens léger pour la première fois. Je dirai même que je deviens euphorique. Jamais ma maitresse ne m’a caressée avec une telle douceur ! Certes, elle me nettoie avec un chiffon douillet, me prend avec bienveillance et me dépose délicatement mais là, dans l’instant, une drôle d’émotion me bouleverse. C’est juste à ce moment-là qu’un baiser furtif et affectueux vient se poser sur ma tête. Je sursaute quand l’adolescente s’exclame : que tu es beau je vais te garder avec moi !
* Qianlong (1711-1799) : 4ème Empereur de la dynastie Mandchoue Qing
** Dynastie Ming (1368-1644)
Même des ados mal embouchés peuvent se montrer délicats, je n’en doutais pas. Le descriptif de cet ancien vase précieux est admirable!