Chère Mademoiselle Uma,
Je sais bien que vous êtes la fille du professeur NITÉ, mais j’ose quand même vous écrire cette lettre d’amour… d’amour fou que j’ai pour vous ! Quand je vous ai vue passer l’autre jour dans mon livre d’histoire, je n’ai pu m’empêcher de vous aimer, vous dévorer des yeux ! Tout le monde ici dit beaucoup du mal de votre père… que c’est un savant cruel… Qu’il est pervers… qu’il a tué certaines espèces… détraqué le climat… Il y a même le bruit qui court qu’il aurait dévoré des enfants… qu’il vous étoufferait, vous !, tellement il est méchant… Alors moi, je voudrais vous sauver, vous éveiller… Je serais votre chevalier… et je le tuerais ! Et je vous libérerais… Mais après, je réfléchis, oh, je ne réfléchis pas longtemps car je suis un peu tête de linotte, vous savez, mais je réfléchis quand même un peu et je me dis que si je le tuais vous pourriez en souffrir… Car après tout, c’est votre père et vous ne pouvez le nier… C’est comme ça que je suis déchiré… déchiré par cet amour que j’ai pour vous… Il me faut trouver le moyen… le moyen de vous aimer sans le tuer… J’ai bien pensé à l’aimer aussi mais ce n’est pas facile… S’il est vraiment si méchant, c’est même désespéré… J’ai aussi imaginé qu’il se cassait la tête en mille morceaux en glissant sur une peau… une peau de banane que j’aurais glissée en cachette sous ses pieds… Je pourrais alors vous consoler… mais vous seriez quand même malheureuse… j’y ai donc renoncé… Je ne vous veux pas pleureuse, je vous veux tout heureuse… Je sais, moi, que vous êtes bonne… Je sais que dans vos yeux je trouverai la compassion la gentillesse et l’espoir et la joie… Je sais que vos caresses me feront oublier la tristesse de ce monde absurde et lugubre qui m’oppresse… je sais tout cela et c’est comme ça que j’ai trouvé : nous allons, vous et moi, nous allons l’accompagner !… Nous ne pourrons le soigner, nous allons le bercer… J’ai trouvé le moyen… c’est qu’il vous faut grandir… car quand vous allez grandir, lui va forcément vieillir…, et comme nous serons deux, alors déjà nous serons nombreux… nous pourrons l’endormir… ô mademoiselle Uma… allez-vous m’aimer ? Répondez-moi vite !

***

Mon bien cher ami,
Dans cette époque lointaine, tu étais déjà mon parégorique, ma médecine, mon remède, mon élixir et mon opium ! Ma sensibilité d’enfant t’eût signé un chèque en blanc, et du haut de mes onze ans, je t’aurais suivi aux enfers ! Aux enfers, oui, car déjà le gourgandin qui naissait en toi jonglait avec les sentiments, comme au cirque le clown blanc jongle avec les illusions.
Fallait-il un monstre ? Tu l’inventais. Fallait-il une cause ? Tu la créais. Fallait-il… un but ? Un idéal ? Un… “inaccessible amour” ? Une Dulcinée ? Tu les rêvais avec une telle puissance !…
Mais toutes ces années ont passé, les chimères sont délavées, et maintenant qu’on peut tout se dire, laisse-moi te raconter :
— cette lettre d’amour que tu m’avais écrite, mon père l’avait interceptée. Je n’en ai eu connaissance que dix ans plus tard, à l’aube conjointe de ses funérailles et ma majorité. Il était presque honteux, sur son lit de mort, d’aller la chercher d’un main tremblante sous l’oreiller. Il pleurait. Il bégayait qu’il n’avait pas tout compris, que c’était une lettre de fou, la missive d’un démon, ou les foudres d’un dieu ; ce qui, nous en sommes convenus mille fois je crois : revient au même.
Quand je l’ai lue ce jour-là, je ne l’ai pas davantage comprise que lui. Je ne pouvais alors imaginer cette dualité dans laquelle tu nous enfermes tous, encore aujourd’hui. Et comment comprendre qu’elle pût t’habiter déjà ? Tu n’étais qu’un enfant…
J’avais alors consolé mon père, te traitant de “fada”, je crois. Je tenais le mot de Marseille où je préparais mon CAPA…
Mais j’ai conservé la lettre. Pendant toutes ces années, j’ai conservé la lettre.

(à suivre ?…)

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