Cette canette virevolte depuis des heures sur le square au grand chêne. Honoré la contemple, il est hypnotisé par cette valse improvisée au gré du vent et des obstacles rencontrés. Longtemps, toute sa vie même, il s’est demandé ce qu’il avait bien pu rater ou ne pas comprendre pour se sentir à ce point en décalage avec la société. Chaque pièce a été laborieusement gagnée. Tous ses clients sont contents de lui pourtant. « Essayer Honoré, c’est l’adopter », disait l’un de ses amis bien installé, l’un de ces professionnels se targuant modestement d’avoir pignon sur rue. Dans un bâtiment dont il a hérité.

Essayer Honoré, c’est effectivement l’adopter… et le piller du même coup. Sans le savoir et sans le vouloir, un enfant de chœur ferait d’Honoré un prisonnier. Honoré est parti de rien. Solitaire et pourtant sociable, il s’adapte à tout environnement humain autant qu’il exprime un don hors du commun pour gérer les situations les plus imprévues. Si « la patience est presque l’amour », Honoré est l’incarnation du plus grand sage de tous les temps. Un être pur incarné sur cette terre folle. Même à l’aube de sa vie, on aurait dit de lui qu’il était un vieil homme, si l’on avait perçu l’âge de son âme.

Petit, il s’imaginait au milieu du monde, heureux et bienfaisant. Jamais il ne s’est projeté dans l’opulence ou la fierté d’une reconnaissance aux yeux de la société. Dans son futur lointain, il se voyait tout bonnement parmi les siens, ceux qui comptent envers et contre tout. Il préférait de loin la simplicité à tous les grands desseins nourris par ses amis : « grande invitation, petites portions » n’avait rien d’engageant. La véritable réalisation n’était autre pour lui que celle de soi-même.

Face à cette canette malmenée, Honoré s’interroge sur le sens de sa vie. Qu’a-t-il raté ? N’a-t-il donc rien saisi ? Le temps l’a épuisé, la non-conscience d’hommes et de femmes négligents l’a grignoté. Il est usé par la précarité, un travail acharné insuffisamment payé. Sur le miroir de la société, son image ne renvoie qu’un trop pâle reflet, rien à la hauteur de ce qu’il offre à souhait : son cœur tout entier.

Comment s’emboiter à des critères dont la nature, par ce qu’elle implique, lui est opposée : comptes bancaires bien fournis, belle propriété, vacances à l’autre bout de la terre, étiquette professionnelle conventionnelle et parcours appliqué. Qu’en est-il du cœur, de l’engagement, du don de soi et de l’attention ? N’a-t-il rien compris ? Ou le monde est-il aveugle au point d’oublier la Vie ?

L’inversion des valeurs est le drame de l’humanité, un séisme permanent pour un être éveillé, une lancinante impression d’avoir tout raté, de n’être nulle part à sa place, et de se faire dépouiller. Le prix d’être soi est si cher payé.

Les épaules courbées, il regrette presque son chemin guidé par la bonté. À trop donner, s’est-il oublié ?

Il a pris des coups, mais n’a pas suivi le mouvement sans conscience ni lucidité, poussé par le vent ou cogné par les évènements. Il ne s’est pas fondu dans les cases. Il a tenu bon la barre de ses valeurs essentielles. Il est ce grand et solide chêne qui brave les tempêtes. Il a choisi sa Vie.

Et si c’était lui, qui avait tout compris ?

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