Elle, prénommée « la Gazelle » ou encore « Bèbe », est d’origine marocaine ; elle est [donc] Musulmane. Lui, le narrateur, est Français.
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Nous étions convenus que la Gazelle choisirait le nom de notre premier bébé ; ce fut “Sabrina”. J’en fis, “Souriette”, car ce bébé était à l’image de sa mère à cette époque : épanouie, sereine et souriante…
Il était difficile de dire de lui qu’il ressembla par ses traits à l’un ou l’autre de ses parents, mais une chose était évidente : il était blond et presque chauve, et ses yeux étaient d’un bleu… intense !
En cela – mais en cela seulement –, cette petite fille qui venait de naître était plus proche de moi que de Bèbe.
Je ne comprendrais que dix ans plus tard combien ces détails allaient devenir considérables dans ma vie, dans celle de l’enfant et surtout, bien sûr, dans celle de sa maman…
Nous vécûmes à Amsterdam-noord environ une année et demie, dans la paix, l’amour et l’harmonie la plus profonde. Bèbe avait décidé de ne plus travailler pour se consacrer au bébé, qu’elle allaita pendant toute cette durée. De mon côté, j’éprouvais pour la première fois cette sensation de l’accomplissement total de l’existence, de la complétude de la vie, de la plénitude du bonheur.
Dans cette jouissance permanente du quotidien, je pensais, souvent : “Maintenant tu peux mourir ; tu n’as plus rien à découvrir ; rien ne peut être plus complet.”
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Bèbe s’était fait une nouvelle amie dans l’immeuble : Ouidad ; une jeune Marocaine qui, comme elle, venait d’accoucher.
Mais Ouidad était voilée et avait été mariée de force par son père à un Turc musulman ; pour une question d’argent, m’avait dit Bèbe.
Je ne la vis qu’une seule fois, par hasard, en rentrant à la maison plus tôt que d’habitude. J’essayai, sans succès, d’engager une conversation. Cette fille était tellement différente de tous les gens que Bèbe m’avait présentés jusqu’alors, que je m’en ouvris à elle de façon maladroite et insidieuse : “Qu’est-ce que tu lui trouves ? Quel rapport peut-il y avoir entre une fille comme ça et toi ?”. Sa réponse fut des plus évasive.
Quelques semaines plus tard, un tapis de prière fit son apparition dans la maison. C’était un cadeau de Ouidad. Bèbe se mit à prier assez régulièrement et je ne m’en offusquai pas le moins du monde ; je trouvais au contraire qu’elle ajoutait ainsi une dimension spirituelle à notre amour, et bien que je n’envisageai pas de la rejoindre dans la démarche – cela fût hypocrite –, je l’encourageai franchement.
Quelques ombres apparurent pourtant qui ternirent un peu notre félicité, mais sans l’entamer réellement.
Bèbe trouvait que je buvais trop de bière… Jamais cela n’avait posé problème jusque-là ; elle-même n’avait-elle pas dérogé plusieurs fois à la règle d’abstinence ?
Plus embêtante fut la résurgence de la question de la circoncision à l’occasion de la naissance de l’enfant : “Et si cela avait été un garçon ?”, me disait-elle.
J’étais sur ce point totalement intransigeant. Je croyais sincèrement impossible et intolérable de porter atteinte – sans raison sanitaire évidente –, à l’intégrité corporelle de l’enfant, et je défendais cette conviction “bec et ongle” ! Elle me laissa l’impression de céder, mais je découvris quelques mois plus tard que l’idée de circoncire l’enfant sans même l’accord du père ne la choquait pas vraiment…
Autre chose me chagrinait davantage : malgré mes exhortations bienveillantes – et sincèrement intéressées, car je voulais apprendre sa langue en même temps que notre enfant –, Bèbe ne parlait à Souriette qu’en français. Elle approuvait mon idée, pour elle de ne lui parler qu’en arabe, me laissant le soin du français, mais ne lui donna jamais le moindre commencement de réalisation…
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Bèbe portait maintenant plus souvent des robes assez longues que des jeans serrés, et le petit blouson de cuir noir avait disparu. Heureusement pour moi, elle possédait d’instinct cet art d’accommoder les coupes et les couleurs, les tissus et les motifs, de choisir l’enveloppe, non, l’ornement, oui, c’est cela, l’ornement plutôt que le vêtement, le fourreau plutôt que l’habit, le sari plutôt que le péplum, qui, le mieux seyait aux courbes de sa silhouette…
Elle valorisait ainsi les avantages de sa féminité et leur force de séduction dans un lyrisme ardent qui semblait tout naturel et impromptu, créant une plasticité de l’œuvre qui donnait envie de toucher, de palper, de caresser…
Mon désir d’elle était permanent, obsessionnel. Elle y répondait d’ailleurs avec complaisance sinon toujours avec la même passion, car elle disait ne pas vouloir laisser trop d’espace d’âge entre les naissances de nos enfants.
J’avais bien un peu la sensation d’être parfois traité plus en mâle géniteur qu’en amant désiré, mais m’en consolais en pensant que c’était bien la plus douce des obligations qu’un homme pouvait se donner, pour l’être aimé…
(à suivre…)
Intéressant.