Un papa, il sait faire ça

L’idéaliste qu’il était à trente ans avait chaviré par-dessus bord, quand le drame s’était produit. Sa muse avait trouvé le mécène qui lui permettrait de vivre de son art, ils avaient fêté cette victoire, rêvé toute la nuit. Au petit matin, enivrés d’amour et débordants d’imagination, alors qu’ils rentraient avec joie retrouver leur fille, un camion-benne avait déboulé, anéanti la femme qu’il aimait. Le vide avait aspiré sa vie. La souffrance avait tout avalé. Comment était-ce possible d’être au si mauvais endroit, au si mauvais moment ? La veille, tout s’alignait pour eux, la vie était riche et généreuse. Le destin leur réservait-il cette chute violente, cette tragédie ? Des jours durant il était resté plongé dans le noir, confiant sa fille à des proches attentifs. Elle était le portrait de sa mère, chaque seconde en sa présence éveillait en lui une douleur perçante. Comment pouvait-il comprendre et donner du sens ? Dans ce monde écroulé, il refusait de se projeter en dehors de leurs rêves enchantés. Il avait pourtant dû apprendre à vivre sur le chemin que la vie avait dessiné pour lui. 

Sur sa grosse machine, un combiné dernier cri, le menuisier transpire à grosses gouttes. Il ne peut écarter davantage ce sujet délicat… Et s’il se coupait un doigt, à force d’être occupé à chasser cette idée ? Aux oubliettes, alors, ses projets d’artisan. Et s’il avait été négligeant trop longtemps, pensant éternel son plus précieux trésor ? Ce serait pire encore. Il le sait tout ne tient qu’à un fil. A-t-il oublié cette délicieuse saveur ? Celle de l’harmonie enfin retrouvée, du plaisir qui comble son cœur lorsqu’il se sent proche d’elle, intimement lié, presque à nouveau invincible ? Du goût de la vie que sa fille a ranimé en lui ? Du plus essentiel, sa sève, cet amour fou qu’il ressent pour elle ? Cette petite fille, haute comme trois pommes, lui avait montré le chemin, alors qu’il était en miettes. Au-delà des mots, sa minuscule main dans la sienne avait été une caresse à la vie, un baume divin sur une plaie dévorante noyée dans le chagrin. Ensemble, ils s’étaient réparés.

Depuis quelques semaines, son équilibre instable vacille à nouveau. La chaleur réconfortante du bois, l’odeur rassurante de la sciure, tous ses repères construits avec le temps se troublent devant la faille qui s’ouvre à ses pieds. Sa fille a grandi. Elle est aussi forte et passionnée que la vie a été dure avec elle. Elle s’est mise en tête de reprendre les créations de sa mère, l’une des artistes les plus douées de sa génération. Bien sûr, elle recherche le soutien de son père, comme un lien pour se relier au passé, comme une main pour l’emmener vers demain. Un papa, il sait faire ça, n’est-ce pas ?

Spontanément, il a laissé trainer, pour ne pas violemment l’envoyer balader. Un simple « oui » aurait introduit un peu trop de lumière dans la tanière de ses ombres. Cette pulsion protectrice relève de l’instinct de survie – mais ce n’est pas juste, il le sent. C’est bien cela qui le tourmente, l’empêche de respirer. Renaître de ses cendres, grâce à sa tendre fille, l’a sauvé. C’est son rôle à présent de l’accompagner pour accomplir son destin, celui qu’elle s’est choisi, et quelle qu’en soit l’issue. Un accident a sacrifié son insouciante enfance, elle mérite à son tour une nouvelle naissance. Il ne veut pas faire porter à sa fille le poids de ce qui ne lui appartient pas. Il ne veut pas projeter sur son enfant les peurs qui le hantent et parasitent sa vie. Il a bien compris qu’il n’est pas encore tout à fait guéri. Encore une fois, c’est grâce à elle qu’il grandit : accorder une confiance lucide en la vie est son prochain défi.

Deux ans plus tard, quand les portes vitrées du Grand Musée s’ouvrent en silence, le menuisier se place devant, fier et souriant. Il se tient droit, bien dans l’axe de ce long tapis rouge. Son regard brille. Son corps diffuse une joie profonde, une plénitude épaisse et enveloppante, tel un manteau bien chaud, protégeant des intempéries. Il attend. Un jeune garçon lui serre la main, les yeux pleins d’étoiles. Il traine avec lui un petit train de bois, fabriqué rien que pour lui.

« Papi, papi ! regarde, c’est maman ! » crie-t-il quand une femme rayonnante sort enfin du grand bâtiment, sous les flashs des photographes. « Elle est belle, n’est-ce pas ?! Qu’est-ce qu’elle est belle ! »

Un papa, il sait faire ça.

 

 

[contraintes en gras + italique]

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