Dans le marc de café

J’avais été confiée ce jour-là à ma grand’mère qui, de mauvaise grâce, me prit par la main pour aller à ce rendez-vous qu’elle aurait pourtant voulu honorer seule, à muche-pot, craignant quelques moqueries de la part de son fils devenu mon père.
Sa curiosité concernant son avenir ne pouvait être différée. Elle allait délaisser un moment sa foi inconditionnelle et ses lectures à l’eau de rose pour une lecture païenne dans le marc de café. J’allais être le témoin involontaire d’une mystérieuse cérémonie.
Jamais je n’étais entrée dans ces maisons du bout de ma rue. Je me sentais exploratrice en terrain inconnu à la rencontre de personnages étrangers à mon environnement. J’avais seulement aperçu, parfois, le fils obèse et négligé de l’épicière grimper dans les étages à la sortie de l’école communale.
Ma grand’mère et moi avons pris le même chemin dans ce couloir sombre et ces escaliers aux marches usées où flottait une odeur indéfinissable. La grande prêtresse nous reçut. C’était une femme d’origine arménienne au visage ocreux. Ses cheveux mi-longs, fournis et bouclés étaient assagis par deux barrettes-peigne et laissés libres derrière la nuque. Elle portait une robe noire à l’étoffe lustrée par les ans qui dessinait ses bourrelets. Un châle couvrait ses épaules.
Une bonne odeur du café fit place à celle désagréable du couloir. Tout était prêt sur la table de la cuisine. Elles ont bu le café et moi, une grenadine. Rien d’extraordinaire ne se passait comme je l’avais imaginé. Elles discutaient, elles riaient, et moi, j’attendais.
La femme prit la tasse de ma grand’mère et la fit tournoyer dans sa main, en un mouvement propre à hypnotiser son auditoire, tout en discutant de futilités et observant l’alchimie du fond sombre et mouvant, ces effondrilles qui ne se décidaient pas encore à dévoiler leurs secrets cachés dans des formes ésotériques. De longues minutes s’écoulèrent. La tasse, reposée sur la table, était muette et j’avais terminé ma grenadine. Le rôle d’exploratrice nécessite une certaine patience que je n’avais pas imaginée.
Et la femme redevint prêtresse, la séance pouvait commencer. Elle saisit délicatement la tasse et son visage devint grave. Elle chuchota, d’abord des mots, des bribes de phrases, la tête penchée, scrutant longuement le fond de la tasse pour décrypter les méandres de marc et d’eau. Puis, d’une voix presque inaudible, avec une gravité théâtrale, elle fit ses révélations à ma grand’mère, yeux dans les yeux, presque à se toucher le visage, bribe par bribe, avec de longs temps de pose. Les deux femmes montraient tantôt de la joie, tantôt de l’inquiétude. Elles m’avaient écartée de leurs confidences réservées aux adultes.
Quand le marc n’eut plus rien à prédire, elles se levèrent toutes deux, heureuses, soulagées et satisfaites : tout se passera bien pour l’année à venir.
Ce fut ma seule expérience dans le domaine de ce que l’on appelle la cafédomancie… (si !-si !).

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